Quatrième partie
Implications du bon et du mauvais dans l’expérience addictive 

Introduction

Un premier constat, non le moindre, revient à la place de l’expérience addictive qui occupe tout le territoire de la vie en général (dépendance physiologique, psychologique). Tenter de montrer aux patients gravement addictés que « leurs produits de consommation » les détruisent à petit feu, c’est leur dire « arrachez votre bras ou coupez votre tête et vous vous sentirez mieux ! ». Prescrivez Méthadone, Subutex ou autres traitements contre la douleur morale, si le patient est véritablement installé dans une grave dynamique addictive et qu’il ne souhaite pas s’entretenir avec ce qui le meut dans ce circuit fermé, et vous verrez rapidement, instantanément, comment l’usage du traitement se dissout dans un nouveau modelage de la drogue. A ceci, il faut ajouter une méfiance aiguisée : votre sollicitude, vos marques d’empathie, votre bienveillance sont perçues pour le moins comme du mauvais, du violent, du cruel enrobés que vous tentez de leur faire « gober ». En somme : « donnez-moi, mais rien de vous ; il importe que ce que je reçois puisse être dépouillé des qualités de votre monde qui me ronge déjà et me sadise encore ; cet objet, c’est plus que le mien, il est ma seule possibilité de vie émotionnelle, chose que vous voulez m’arracher, mais vous me torturez ».

Si nous prenons le versant de l’objet, celui de l’objet externe, nous avons examiné ses caractéristiques rythmiques (shoot/manque) comme nouvelle possibilité offerte en contre-investissement des dysrythmies à l’origine d’une appétence pour ce qui est traumatique. De ces séries absorption/manque, nous avons insisté sur le fait qu’elles sont accentuées ou atténuées selon des modalités les plus subjectives, dues aussi à la mise en oeuvre des choix de la substance. Nous avons vu, avec Christelle, combien avec le choix de sa gamme de toxiques elle entend, perçoit au-dedans, une nouvelle musique émotionnelle. Ce que nous pouvons ressortir de l’importance accordée aux drogues, leur caractère vital, est que cette substance externe représente toutes les fonctions, les caractéristiques, les modalités de l’expérience sensorielle, à disposition, coupée de toute autre existence subjective. Dans cet état d’esprit, ce qui est attendu est une expérience sensuelle contrôlable spoliant la démesure d’angoisses incommunicables et vectorisant tout type de perceptions (internes et externes). Il est important de comprendre que la prise de drogue revient à laisser dans la pénombre ce que le bébé est en droit d’attendre d’une mère pouvant supporter (donner support) les premiers éprouvés. Ce que la sphère maternante n’a pu tolérer est nécessairement repris dans une logique où l’objet d’addiction devient un organe externe des sens pour la perception des qualités psychiques105. Nous pouvons en déduire que l’objet est ajusté dans une tentative de mise à l’écart du monde maternel, barrière qui trouve son extension dans le dénié du jadis-maternel auquel on substitue une « mère technique-bio-logique » dans un intérêt « naturel ».

Nous pouvons donc envisager de plusieurs manières la constitution de l’objet addictif mobilisant les premières différenciations fond/forme psychiques.

Une première voie est de suivre les modalités de l’expérience hallucinatoire soulevant la question de la résolution du dilemme : expérience de plaisir/déplaisir à partir de la représentation d’objet, en l’absence d’objet externe. Nous avons déjà travaillé sous cet angle la relation à l’objet d’addiction106. Nous ne ferons ici que résumer les principales caractéristiques qui nous ont permis d’établir le lien à la drogue entre échec et tentative d’hallucinatoire du désir venant s’anastomoser à la problématique de l’hallucinatoire négatif.

Les expériences de satisfaction et d’insatisfaction sont considérées dans L’interprétation des rêves où S. Freud aborde le versant hallucinatoire du désir : «  ‘Dès que le besoin se re-présentera, il y aura, grâce à la relation établie, déclenchement d’une impulsion psychique qui investira à nouveau l’image mnésique de cette perception dans la mémoire, et provoquera à nouveau la perception elle-même, c’est-à-dire reconstituera la situation de la première satisfaction. C’est ce moment que nous appelons désir. (...) Rien ne nous empêche d’admettre un état primitif de l’appareil psychique où ce chemin est réellement parcouru et où le désir, par conséquence, aboutit en hallucinatoire’  » (p. 481). La réalisation hallucinatoire du désir a ainsi pour corrélât une triade caractéristique, énoncée telle quelle par C. Couvreur (1992, p. 91) :

  • « absence de la perception de l’objet dans la réalité,

  • cet objet a été initialement la source d’une satisfaction,

  • un mouvement d’investissement créé par la perception endopsychique »107.

S. Freud (1900) mentionne la contre-partie de l’expérience de plaisir, à savoir l’expérience externe d’effroi. Dans ce cas, si un stimulus, source d’excitation douloureuse, agit sur l’appareil primitif : «  ‘il en résultera des manifestations motrices désordonnées qui dureront jusqu’à ce que l’une d’entre elles arrache l’appareil à la perception et en même temps à la douleur (...). Mais il ne subsistera cette fois aucune tendance à réinvestir la perception de la source de douleur d’une manière hallucinatoire ou non. Au contraire, l’appareil primaire conservera une tendance à abandonner cette image mnésique, pénible, chaque fois et dès qu’elle sera éveillée’  » (p. 510). Un peu plus loin dans le même texte, S. Freud commente la qualité de cet évitement (Abwendung) du souvenir qui apparaît comme le premier modèle du « refoulement psychique » (p. 511). La trace mnésique générée par une expérience douloureuse sera donc évitée, investie à contre-courant.

C. Couvreur (Ibid., p. 92) articule cette fuite des perceptions douloureuses au mode hallucinatoire négatif, opposable terme à terme à la triade de l’hallucinatoire du désir :

  • « présence dans la réalité externe d’une source de stimulus,

  • l’objet perçu a été source de déplaisir, voire de douleur,

  • la désactivation de la trace perceptive par désinvestissement aboutit à un effacement de la perception ».

Dans notre précédent travail, nous avions décrit comment la relation à la drogue précisait l’alliance opposable et indissociable entre hallucinatoire du désir et hallucinatoire négatif. A partir d’observations cliniques et de ce qu’A. Green a décrit de l’hallucination négative108 en tant que représentation de l’absence de représentation, nous avions précisé le statut du « flash » de plaisir obtenu pouvant figurer l’écran blanc sur lequel viennent se fixer les premières satisfactions. Aussi avions-nous établi comment l’expérience addictive met en équation un « vide ressenti » allant de pair avec des sensations de modification du corps propre. En tant qu’objet de gommage perceptif et représentatif momentané, nous avions rapproché l’hallucinatoire négatif du déni, tel que l’explicite F. Duparc (1992) : «  ‘Le sentiment d’irréalité est donc une demi hallucination négative, proche du déni : un déni sans fétiche, pourrait-on dire. Mais sans le soutien d’un fétiche ou d’un étayage permanent, le déni ne peut se prolonger ; l’irréalité comme l’hallucination négative est un phénomène fugace’  » (p. 109).

Gardons en mémoire cette voix de compréhension de l’expérience addictive. Dans le cheminement que nous opérions et de manière intuitive, le lien à l’objet se fondait sur une opposition fond représentatif/forme sensorielle selon un modèle bi-dimensionnel de l’appareil psychique. Il nous apparaît actuellement plus significatif de prolonger cette réflexion en observant comment l’objet d’addiction, entre fond et forme psychiques, creuse cet espace. Autrement dit, c’est cette seconde voix que nous allons emprunter pour rendre compte du lien à l’objet d’addiction qui servira de « substance psychique » dans la mesure où le résultat de l’introjection ne correspond pas à la création d’un espace interne qui rend l’élaboration fantasmatique possible. Notre développement restera centré sur les premières formes de représentations (« originaires ») émergeant « traumatiquement » et de manière consubstantielle au refoulement originaire. Si S. Freud parle d’une première phase du refoulement dès 1900, à partir de l’étude du « cas Schreber » (1911a), il conçoit une fixation de la pulsion au représentant psychique (représentant-représentation) qui ne peut être pris en charge dans le conscient et qui subsistera de façon inaltérable. En 1926, il trouve une autre tentative d’interprétation d’ordre économique. Partant du refoulement après-coup, il présuppose qu’auparavant des refoulements originaires aient été accomplis donnant une influence attractive. Le refoulement originaire ne tient pas compte du Surmoi encore indifférencié: ‘« Il est très plausible que des facteurs quantitatifs, comme la force excessive de l’excitation et de l’effraction du pare-excitation soient les conditions immédiates des refoulements originaires’  » (p. 10). Ces refoulements originaires constitutifs du noyau inconscient ne peuvent se convertir dans une possibilité de décharge (p. 11). Nous rejoignons ici ce qui dans l’identification projective n’a pu être mis à disposition dans une économie évacuatrice ou élaborative permettant de donner corps et contenant aux pensées.

Notes
105.

S. Freud (1911b) examine la conscience en correspondance avec les impressions des sens. La conscience “ (...) apprend à saisir, au-delà des seules qualités de plaisir et de déplaisir les qualités sensorielles ” (p. 137). En nous inspirant de ce que Freud expose et en le ramenant à la fonction du toxique, nous entendons la périodicité de l’expérience non plus comme un “ prélèvement périodique des données du monde extérieur ” mais comme une perception périodique du monde interne.

106.

Mémoire de D.E.A. : “ De la toxicomanie ou l’envers d’une illusion ”, sous la direction de Monsieur le Professeur René Kaës, Université Lumière-Lyon 2, 1995.

107.

Nous soulignons les termes en italique.

108.

Nous ne pouvons ici rendre compte de l’ensemble du travail considérable de l’auteur sur l’hallucination négative. Nous pouvons entre autres citer certains de ses ouvrages, notamment son travail en collaboration avec J.- L. Donnet (1973), “ Pour introduire la psychose blanche ” in : L’enfant de Ça, p. 221-321 ; Le discours vivant, 1973, Paris, PUF ; “ L’hallucination négative ”, L’Evolution psychiatrique, 1977, 42, fasc. 3, 2, p. 645-656.