I - L’espace de l’expérience d’addiction

1) Formes et formules d’addiction : reflet du dedans au dehors ?

L’hypersensorialité et son in-sensé, réintroduit, phénoménologiquement au moins, l’opacité de l’objet primaire (non pas seulement l’objet perçu), la «  ‘chose inqualifiable’  », dit Ch. David (1981), qui se trouve à «  ‘l’orée de l’antique en tant qu’indice de l’irréductibilité de l’inquiétante étrangeté’  » (p. 464). Dans nos protocoles projectifs, nous pensons qu’il est intéressant de distinguer deux types de projection du corps propre :

  1. Celles où la problématique de dédoublement apparaît à travers une relation spéculaire englobant des réponses « reflet ». Plus généralement, ce sont des réponses qui induisent que ce qui est perçu d’un côté de l’axe médian vaut pour l’autre côté dédoublé dans une relation de « mêmeté » (P. Aulagnier, 1974).
    Exemples :
    Karim, Planche III, réponses 9 et 14
    011- « Deux sauterelles, ça a le même aspect »
    011- « Deux têtes de squelettes ».
    Rachid, Planche II, réponse 8
    011- « Deux têtes qui se regardent, ça donne l’impression qu’ils se rejoignent ».
    Hervé, Planche X, réponse 23
    011- « La moitié de la carte de France, et de l’autre côté, la même chose ».
    Christelle, Planche V, réponse 19
    011- « Deux oiseaux, c’est pareil, avec le bec, la queue et les ailes. Collés ventre à ventre ».
    Laurence, Planche III, réponse 5
    011- « Deux personnes face à face qui se saluent ».
    C. Chabert (1986) à partir du fonctionnement narcissique au Rorschach met l’accent sur les opérations de dédoublement qui constituent le corollaire de l’idéalisation. Mais si ces réponses affirment le caractère identique dans le maintien d’un double, nous pensons qu’elles offrent l’avantage de l’illusion à retrouver une moitié perdue. En ce sens, si le sujet est occupé à l’investissement des représentations de soi (proportionnel au désinvestissement des objets), on peut admettre que la quête de l’objet reste fondamentale, liée à cette polarité de mêmeté. Au T.A.T., nous retrouvons ce même axe à travers l’armature d’une histoire qui s’élabore selon une « relation spéculaire » (procédés C/N7).

  2. Le second axe, plus archaïque, retient notre attention pour ce qu’il renvoie du vide objectal extrême. Si le premier axe se rapporte à une complémentarité avec un certain objet (le double comme démenti de l’anéantissement, Cf. O. Rank), ici le sujet n’a pas d’autres moyens pour préserver a minima l’investissement, que de modifier l’unité du contenu (humain, animal ou objet). L’exemple le plus frappant est la réponse 14 du Rorschach de Rachid : « Un crabe qui se transforme en scaphandre comme dans le magazine Thalassa » (Planche III). Réponse qu’Echo renvoie sous une forme invisible à la Planche VIII : « Quelque chose en mouvement, quelque chose qui va se transformer, je ne sais pas quoi, comme dans le magazine Thalassa ».

Dans la seconde formulation l’interprétation n’est plus formalisée, seul demeure le mouvement qui commande la projection : l’objet (le contenu) n’est plus représentable, mais l’élément le plus basal du psychisme, la pulsion, s’impose sans être représentée psychiquement (Vorstellung - Repräsentanz).

Rappelons que la vie pulsionnelle et psychique s’étaye sur les fonctions vitales de la vie corporelle essentiellement physiologiques. S. Freud (1905a) en donne une définition qui se réfère explicitement à la notion d’étayage. A ce stade, auto-érotique, l’activité pulsionnelle est partielle dans le sens où chaque pulsion exerce son activité, tributaire de l’excitation (source), du mode de satisfaction (but) d’un organe donné. Si l’on prend pour illustration l’activité de succion, l’auto-érotisme marque le passage de la séparation109 entre la pulsion sexuelle et la fonction d’alimentation. Si bien que l’activité auto-érotique est avant tout une recherche de satisfaction plus que d’objet, mais qu’elle s’appuie nécessairement sur les premières expériences de tétées que l’enfant a du rencontrer pour se familiariser avec le plaisir. S. Freud ajoute que le changement de la zone érogène, ce qui rend le bébé indépendant du monde extérieur qu’il souhaite dominer, s’accompagnera toujours d’un manque de plaisir à combler et jamais atteint : ‘« L’infériorité de ce deuxième endroit sera une des raisons qui le conduiront plus tard à rechercher une partie de valeur équivalente : les lèvres d’une autre personne (« dommage que je ne puisse m’embrasser moi-même », pourrait-on lui faire dire)’  » (p. 106).

En 1914a, S. Freud repense la distribution énergétique libidinale entre la libido du Moi et la libido d’objet (« plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit », p. 83). Il revient, de manière plus précise, sur l’investissement auto-érotique. Pour que le sujet puisse se percevoir comme une unité psychique, ce qui n’est pas le cas dans l’activité auto-érotique, il faut que quelque chose s’ajoute à cette nébuleuse évanescente du psychisme pour lui donner forme : ‘« Il est nécessaire d’admettre qu’il n’existe pas dès le début, dans l’individu, une unité comparable au Moi ; le moi doit subir un développement. Mais les pulsions auto-érotiques existent dès l’origine ; quelque chose, une nouvelle action psychique, doit venir s’ajouter à l’auto-érotisme pour donner ’ ‘forme’ 110 ‘ au narcissisme’  » (p. 84). Dans le narcissisme, c’est le Moi en tant qu’image unifiée du corps qui reste l’objet libidinal. S. Freud (1912) en parle déjà dans Totem et tabou en faisant ressortir que le premier objet des pulsions sexuelles réunies n’est autre que le Moi infantile : ‘« Dans cette phrase intermédiaire, dont l’importance s’impose de plus en plus, les tendances sexuelles, qui étaient indépendantes les unes des autres, se réunissent en une seule et sont dirigées vers un objet, lequel d’ailleurs, n’est pas encore un objet extérieur, étranger à l’individu, mais le propre Moi de celui-ci qui, à cette époque, se trouve déjà constitué’  » (p. 137), ce qui permet de spécifier l’auto-érotisme par rapport au narcissisme, moment formateur de l’unité du Moi. Mais en 1923, avec l’élaboration de la deuxième théorie de l’appareil psychique, S. Freud ne parle plus que du narcissisme111 sans abandonner pour autant le rôle de l’objet contemporain à la formation du Moi. Dans cet article, S. Freud avance l’idée d’un Moi-corps (Moi en tant que projection d’une surface corporelle).

Le problème que nous posent les pathologies addictives est l’enracinement de l’objet dans des sensations corporelles selon un rapport de dépendance narcissique étroitement tributaire des accidents ayant entravé le maintien des auto-érotismes. Dans les exemples que nous venons de citer, nous avons vu comment le corps est connu et méconnu en même temps. Les assises corporelles du Moi seraient restées bloquées ne pouvant se représenter au niveau des auto-érotismes. Dès lors, la quête de l’objet comme source principale de stimulation renvoie aux premières sensations par lesquelles les premières formes psychiques se mettent en place. La contrainte par corps, dans l’enfermement addictif ou carcéral, nous montre combien le corps est un territoire disputé, intime et étranger, par lequel est tentée une mise en forme des activités sensorielles.

Par forme nous entendons, en suivant la pensée freudienne, la forme maternelle qui préalablement construit un « sol porteur »112 qui laisse éclore la sensorialité constituée comme figure à partir du fond insoupçonné de l’expérience corporelle. De là émergera la fragile partition entre le dedans et le dehors qui ne peut advenir sans un support réflexif.

P. Aulagnier (1975) modélise, à partir du modèle sensoriel les premières formes psychiques originaires de l’activité de représentation. Le pictogramme ou représentation pictographique est une première « mise en forme » de la « chose corporelle » qui s’inscrit en « objet-zone complémentaire »113. La compréhension du fonctionnement psychique originaire, tel qu’il se présente chez P. Aulagnier, peut se comprendre dans la continuité freudienne : les représentations-choses sont issues de perceptions, la vie psychique trouvant ses origines dans l’expérience corporelle. Cependant, elle préfère formuler le rapport existant corps/psyché en terme d’emprunt, qui correspond dans la théorie freudienne au concept d’étayage, pour ce qu’il implique davantage l’interdépendance entre la représentation et l’éprouvé : ‘« on trouve entre ces deux entités un rapport qui n’est plus de l’ordre de l’étayage, mais d’une dépendance effective et persistante dans le registre du représenté’  » (p. 57). Dans cette perspective, l’affect entre dans une proximité évidente : «  ‘la coalescence d’une représentation de l’affect est indivisible de l’affect de la représentation qui l’accompagne’  » (p. 56). Il s’ensuit que la satisfaction ou la douleur énoncée dans la relation sensorielle avec l’objet peuvent d’emblée se traduire en binôme : « prendre en soi » et « rejeter hors soi », ce que la psyché se donnera dans une représentation pictographique de jonction ou de rejet. Dans ce dernier cas, quand l’expérience est source de souffrance «  ‘la psyché s’auto-mutile de ce qui dans sa propre représentation met en scène l’organe et la zone, source et siège de l’excitation’  » (p. 55). Si l’on partage la conception de l’originaire et du pictogramme, nous pouvons parvenir à comprendre la souffrance addictive qui va de pair avec la présence d’un « en plus » de plaisir.

Ce travail de l’activité sensorielle originaire est indissociable d’une activité de spécularisation dans laquelle la psyché rencontre le monde comme fragment de surface spéculaire dans lequel elle mire son propre reflet : ‘« Cette image est le pictogramme en tant que mise en forme d’un schéma relationnel dans lequel le représentant se reflète comme totalité identique au monde. Ce que l’activité psychique contemple et investit dans le pictogramme c’est le reflet d’elle-même qui l’assure que, entre l’espace psychique et l’espace du hors-psyché, existe une relation d’identité et de spécularisation réciproque’  » (p. 59).

Joyce Mac Dougall (1989) explore en profondeur l’expression de craintes libidinales archaïques en cause dans les maladies somatiques. Elle analyse comment sa patiente se vit comme la propriété de sa mère (mère morte narcissiquement), les troubles somatiques lui donnant la sensation d’être vivante, les sensations de sa peau la rassurant quant à son intégrité corporelle. Joyce Mac Dougall formule par ce qu’elle appelle « hystérie archaïque » la capacité du corps à donner une expression aux messages psychiques primitifs non élaborables verbalement. Le fantasme d’un corps pour deux est une variante de ce que D. Anzieu (1985) a travaillé sous le terme de fantasme d’une peau commune. A partir de l’idée du Moi-peau, l’auteur établit le destin des types de contacts liés à la dynamique des soins corporels. Il introduit la distinction entre deux types de contacts exercés par la mère : l’une communiquant une excitation trop fortement libidinalisée que nous pouvons rapprocher de la séduction narcissique (P.-C. Racamier, 1980 et 1992), l’autre type de contact communiquant une information, ce contact devenant signifiant des besoins corporels et psychiques du bébé par l’écho sensoriel que renvoie la mère. En fonction des différents types de peau à peau, de fusion entre la mère et l’infans, les destins économiques conduiront au masochisme (la souffrance masochique comme possibilité de libidinaliser les « coups » reçus jadis) ou au narcissisme primaire puis secondaire : le bébé est satisfait et rassuré sur ses besoins «  ‘d’où la constitution d’une enveloppe de bien-être narcissiquement investie, support de l’illusion, nécessaire à fonder le Moi-peau (...) illusion sécurisante d’un double narcissique omniscient à sa disposition permanente’  » (p. 65).

D.-W. Winnicott (1967) traite la fonction du miroir maternel, précurseur du stade du miroir (J. Lacan, 1949), en proposant que les prémices du développement émotionnel s’accomplissent selon un rythme en fonction à la fois de l’enfant et de l’environnement. Le miroir maternel implique les expériences du holding (maintien du nourrisson), du handling (manipulation du bébé) et le mode de présentation de l’objet (object-présenting). L’expérience du holding est notamment décrite (D.-W. Winnicott, 1960a) comme le point de départ d’autres processus : le processus primaire, l’identification primaire, l’auto-érotisme et le narcissisme primaire (p. 366). De la catégorie du « maintien » naît le sentiment de continuité d’être sur la base d’une chaîne d’échanges adaptés de la mère aux besoins de l’enfant. Cette étape représente la capacité de l’enfant de passer d’une relation à un objet conçu subjectivement à une relation avec un objet perçu objectivement. D’autre part, D.-W. Winnicott utilise la notion de maintien qui permet, quand les soins maternels sont adéquats, que puisse s’opérer un décollement (et non un arrachement) d’avec l’enveloppe maternelle primitive dont découle la dimension spatiale de l’appareil psychique (passage de la bi-dimensionnalité à la tri-dimensionnalité) : ‘« La notion de maintien se réfère à une relation à trois dimensions ou relation spatiale, à laquelle le temps s’ajoute progressivement’  » (p. 365). Avec le rôle de miroir de la mère (D.-W. Winnicott, 1967), nous nous trouvons en présence d’une modélisation du psychisme récurrente qui prend en considération la fonction maternelle comme une expérience participant à la fondation de la spatialisation psychique. Quand l’enfant tête le sein, il voit le visage de la mère : ‘« Généralement ce qu’il voit, c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit ’ » (p. 155). Le miroir maternel permet un réfléchissement de l’état d’âme du bébé-au-sein durant l’expérience de satisfaction. De cette manière, la mère doit s’effacer et rester en relation avec le nourrisson pour qu’il puisse voir dans ce visage quelque chose de lui. L’expression maternelle (ce qui est vu) traduit ce que la mère ressent dans un échange significatif. De là découle la capacité créative, c’est-à-dire l’illusion d’avoir créé l’objet (subjectif). Autrement dit, une mère suffisamment bonne agit comme un écran qui renvoie du dehors ce qui se passe au dedans du bébé dans une relation tactile (de contact) et visuelle (à distance). Ce qui est reconnu dans « l’illusion de la mêmeté » (P. Aulagnier, 1975, p. 60) s’ouvrira sur une succession dans laquelle l’enfant pourra saisir que ce qu’il perçoit c’est lui et aussi la mère qui le regarde.

L’espace du blanc impliqué au Rorschach constitue aussi un matériel intéressant pour saisir les distorsions du réfléchissement de soi. Le regard, l’oeil (associés ou non à une forme humaine ou animale) sont des réponses très fréquentes. Nous avons déjà considéré les interprétations qui offrent une structuration dédoublée du matériel. Nous en avons pris connaissance en relevant leur ancrage dans la quête d’un double voire d’un objet réfléchissant. L’opacité de l’objet primaire nous semble également communiquée, à partir du blanc :

  • Sébastien, planche IV, réponse 15

  • - « un visage de femme avec ses cheveux longs » (Dbl jouxtant la saillie latérale supérieure D4).

  • Une remarque de Karim, Planche VII : « dans la partie blanche, je n’arrive pas à voir. Elle est bizarre cette partie » (Dbl7).

  • Hervé, planche II, réponse 5

  • « le vide du milieu (Dbl5) m’a fait penser à un avion de chasse ».

  • Boris, planche VII, réponse 13

  • « un scarabée (Dbl7) avec les pattes (D5 et Dd21) », le corps de l’animal en tant que forme principale est perçu dans la grande lacune centrale (fond).

Nous pouvons aussi prendre en compte les questions qui s’adressent au regard du clinicien en vue de conforter le sujet dans l’interprétation qu’il donne du matériel.

Quoique mobilisé de manière différente, le blanc (fond de la planche et support de la forme), visible mais non-significatif suscite un besoin d’interprétation :

  • c’est le cas de Karim qui s’interroge sur l’étrangeté du blanc qu’il ne formalise pas. Sébastien perçoit un visage blanc, c’est-à-dire sans relief, que de longs cheveux viennent encercler.

  • Chez Boris, c’est le corps du scarabée qui prend forme dans le blanc alors que le reste de l’insecte est perçu dans la « tâche », à ses extrémités mêmes. Entre le corps et les pattes de l’animal, une grande portion de la forme est laissée pour compte comme s’il manquait une substance intermédiaire 114 (R. Kaës, 1985) entre le noyau du corps et l’écorce (D. Anzieu, 1975, 1994).

  • Chez Hervé, il est possible d’attribuer le blanc (« le vide du milieu ») en corrélation au rouge (« avion de chasse ») comme critère d’une expérience intense de « rage narcissique » (H. Kohut, 1971) : le rouge de la colère (C), le besoin de décharge (kinesthésie) qui succèdent à une indisponibilité de l’environnement archaïque et de ses fonctions réfléchissantes. H. Kohut présente sous ce terme les expériences et les formes les plus violentes de rage qui surviennent chez les individus pour lesquels le sentiment d’exercer un contrôle omnipotent est indispensable au maintien de l’estime de soi. Les manifestations comportementales de rage relèvent de l’intransigeance du « soi mégalomane » et de la fureur qui surgit quand le contrôle sur le soi-objet, en miroir, est perdu ou quand le soi-objet omnipotent n’est pas disponible.

Entre corps et narcissisme, M. Sami-Ali (1977) reprend les composantes de l’image du corps sous la problématique privilégiée du visage. A partir d’exemples cliniques et de commentaires sur l’investigation analytique, il ponctue selon six grands axes évolutifs l’expérience originelle du visage (dans un développement en faveur d’un mouvement circulaire et non linéaire) :

  1. Le visage a besoin d’une glace pour être vu, ce qui n’est pas le cas du reste du corps. Dans ce sens, le visage est d’abord une donnée du monde extérieur si bien que le « sujet est celui qui n’a pas de visage » (p. 108).

  2. Le sujet a d’abord le visage de sa mère. Celui-ci est un objet d’identification primaire. De cette coïncidence, « voir et être vu, vision et organe de la vision deviennent indiscernables » (p. 112). Dans cet espace, le sujet est ce qu’il perçoit. C’est la sphère sous-jacente aux phénomènes de dépersonnalisation. L’espace est dorénavant une organisation bi-dimensionnelle dans laquelle l’expression des choses se fonde sur une relation d’inclusion réciproque. D. Meltzer (1975) précise que le degré de l’organisation de cet espace est inséparable des qualités sensuelles et de surface que le self expérimente. Cela correspond à une structuration de l’enveloppe psychique en double feuillet indifférencié (D. Anzieu). La relation au temps est circulaire. La profondeur n’existe pas. La « superficialité » de l’émotivité est en rapport avec la fonction « seconde peau » au principe de l’identification adhésive (E. Bick).
    L’écrasement de la profondeur du visage nous semble signalé dans le protocole de Sébastien (Planche I, réponses 2 et 3) : « un visage, non un masque ».

  3. La perception du visage de l’autre est expérimentée dans la possibilité d’avoir un visage différent de celui de la mère, puisque le bébé perçoit une différence entre le visage de sa mère et d’autres visages. R. Spitz (1968) a travaillé sous cet angle l’angoisse du huitième mois correspondant, dans son cadre conceptuel, à l’apparition du second organisateur du psychisme. L’angoisse que le bébé montre à l’approche du visage de l’étranger témoigne qu’à ce stade l’expérience est désagréable parce que la perception du visage de l’inconnu est différente des traces mnémoniques correspondant au visage de la mère. En ce sens le bébé se sentirait abandonné, ce pourquoi R. Spitz parle d’angoisse proprement dite. Le second organisateur est le révélateur de la construction de l’objet libidinal, il est le précurseur de la construction de l’objet : « les diverses conséquences comportent la création de frontières entre le Moi et le Ça, le Moi et la réalité, le Moi et le non-Moi, le self et le non-self » (p. 124). L’angoisse du huitième mois se réfère avant tout à une théorie de la forme (Gestalt), signe de satisfaction ou de ce qui doit être rejeté.

  4. Le sujet saisi et mesure dans le visage de l’autre, auquel il s’était identifié, une distance entre lui et l’autre, « l’autre de l’autre » c’est-à-dire lui-même. Dans ce contexte, la distance entre soi et l’autre se prolonge dans les expériences de projection et de mise en équation : bon/mauvais, familier/étranger, présence/absence.

  5. La jubilation face au miroir révèle et confirme, la constitution, dans sa différence du visage de l’autre auquel le sujet s’était primitivement identifié. M. Sami-Ali fait dériver, à ce stade, l’expérience du miroir de l’expérience de la subjectivité : « Elle est achèvement de la coupure primordiale du dedans et du dehors ; elle est dépassement de l’inquiétante étrangeté primitivement liée à la perception du double ; elle est confirmation du primat absolu de cette même perception » (p. 129).

  6. L’introduction du père diversifie l’expérience du miroir. Le sujet perçoit dans le visage de cet autre un « visage qui est soi et relativement autre ». C’est de là que s’ouvriront les identifications constitutives du corps dans sa différence sexuelle.

Si M. Sami-Ali noue les formes primordiales du Moi dans une approche du corps à travers une clinique du visage, au seuil du visible, il ne prend pas en compte, lié à cet espace, sa nature kinesthésique qui semble pourtant l’animer. il n’en reconnaît pas moins son dynamisme libidinal. D’autre part, l’expérience jubilatoire dont il parle s’oppose à celle que J. Lacan (1949) décrit comme «  ‘la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre (...)’ » (p. 450). L’affaire jubilatoire dont parle J. Lacan dans son célèbre texte introduit aussi la Gestalt du corps morcelé qui se précipite en une forme unifiée prise au leurre de l’identification spatiale. L’intérêt de la démarche de J. Lacan est de restituer les effets formatifs de la Gestalt dans une dialectique d’aliénation qui nous semble dominée par le mouvement : mouvements internes que l’extérieur reflète, mouvements qui se jouent à la fois dans la profondeur et dans l’aplanissement de la perspective. L’expérimentation de la forme, dans le miroir, « plus constituante que constituée », apparaît surtout à l’enfant «  ‘dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l’inverse, en opposition à la turbulence de mouvements dont il s’éprouve l’animer’  » (p. 450). Ainsi, pourrions-nous comprendre les prémices de la profondeur aussi dans la reconnaissance d’un mouvement qui participe à l’espace en même temps qu’il l’accompagne. Ces mouvements s’offrent dans la symétrie inverse en opposition et en liaison aux mouvements internes. Dans une approche très différente mais qui rend bien compte du mouvement, D. Anzieu (1985, 1987) diversifie à partir des signifiants formels la réflexivité de l’appareil psychique impliquée dans des ‘« représentation de configurations du corps et des objets dans l’espace ainsi que de leurs mouvements’  » (1985, p. 270). Nous y reviendrons par la suite.

Dans la rencontre entre le corps de l’infans et le monde extérieur, que cela soit dans l’activité de l’originaire (P. Aulagnier) ou dans celle du primaire, l’expérience psychique doit se doter d’une élaboration réflexive pour qu’objet et sujet se représentent en même temps que le sujet « théorise » son système représentatif. En schématisant, nous pourrions dire que de l’inefficacité de la fonction réflexive de l’objet originaire ou primaire, «  ‘le Moi se clive faute de ne pouvoir se représenter représentant’  » (J.-J. Baranes, 1995, p. 46) ; ce qui ne manque pas d’évoquer la pétrification que Méduse opère changeant en pierre celui qui la regarde dans les yeux : mutations de la forme (visible/invisible) et du mouvement (mobile/fixe). Pour faire échec à la menace de désorganisation par l’excitation, de la faillite topique du refoulement, le Moi n’aura pas d’autres recours (« rusé », nous dit S. Freud) que de procéder à son clivage.

F. Pasche (1971) nous offre une belle relecture du Mythe de Persée. Comme rempart contre le regard de Méduse, le bouclier donné par Athéna métaphorise la singularité du pare-excitation : il émane de la mère et appartient en propre au sujet. Ses capacités de maniement offrent la possibilité d’un fonctionnement autonome. Mais situé en dehors, le bouclier s’organise à son tour comme un objet, un fétiche qui ne renvoie rien du sujet. Celui-ci ne pouvant s’y mirer, l’objet devient une duplication externe du sujet. E. Kestemberg (1978) propose de penser la relation à l’objet fétiche en tant que « représentant perçu externe du sujet », puisque dans l’unité mère/enfant celui-ci est objet pour la mère. De sorte que « l’objet porte-bonheur » (qui occupe en quelque sorte le rôle de maintien [D.-W. Winnicott]) assume des modalités auto-érotiques où l’objet est inclus dans le sujet, non distinctement perçu et peut en être exclu, rejeté (à l’extérieur) et garder le statut de garant narcissique du sujet. L’organisation psychique s’en trouve clivée : ‘« elle traduit un clivage du Moi, les échanges avec les objets internes et les relations avec l’objet fétiche se trouvent scindés’  » (E. Kestemberg, p. 213). Dans ce secteur, sur la frange interne/externe, l’objet offre la possibilité d’un fonctionnement « libre » avec des objets ‘« qui semblent représenter des imagos et pourtant n’en sont souvent que des reflets, des images’  » (Ibid.).

Les perceptions immanentes à l’espace addictif mettent en oeuvre des figurations pré-représentatives de l’appareil psychique, comme si, en forçant les traits (et par forçage du produit) le Moi assistait à sa propre destruction et renaissait de ses cendres. Sous cet auspice sacrificiel, nous pourrions emprunter à S. Ferenczi ce qu’il livrait du clivage et de sa levée en l’intégrant au rôle que joue l’objet d’addiction dans la sphère perceptive : «  ‘est toujours maintenu un clivage entre une partie détruite et une partie qui voit la destruction’  » (1932, p. 88). L’objet d’addiction ferait coexister ces deux duplicités115. Lié à cette formidable contre-charge narcissique116, le sujet s’observe, se sent, étant lui-même l’objet de perception.

Par un processus de régression emprunté au domaine physiologique, l’expérience addictive peut être abordée comme une expérience de miroir, de reflet de (la) surface, où le corps propre ayant perdu de sa densité, de son intériorité, devient une forme en mouvement. Par la vision du corps (Rachid) ou de l’organe (Christelle) se dédoublant, les images, au loin et là, se chevauchent, se superposent en donnant un simulacre de profondeur. L’espace bi-dimensionnel dépourvu de perspective devient par truchement un trompe-l’oeil, un faux-semblant tri-dimensionnel. Dans cet espace (d’addiction) c’est bien entendu le corps qui est ramené à la perception et non le contraire : le sujet est décentré de ce qu’il perçoit, il sort pour ainsi dire de la scène (pour entrer dans « l’ob-scène » [J. Lacan, 1973]) en même temps qu’il s’y figure en tant qu’objet étrangement familier. Subversion de la perspective et des limites, la figuration emporte avec elle la dimension du défi : en opérant un renversement qui la fait sortir du fond, du cadre, la perception devient une ligne de fuite sous l’effet de « l’éclipse addictive » qui détourne de l’inquiétant pour s’accommoder sur le familier. Du trompe l’oeil on passe aisément au trompe la mort, entrevue seulement, irreprésentable toujours: ‘« le trompe l’oeil impose la figuration (Darstellung) en lieu et place d’une représentation (Vorstellung) : il est figuration de l’irreprésentable ’ » (A. Beetschen, 1988, p. 31). Et si le relief est une manifestation type de l’effet trompe l’oeil, l’autre nom de ce relief est le « reste ». Comme on parle de reliefs de table : ‘« restes de l’objet quand la pulsion (orale ou scopique dans la construction picturale) s’est détournée’  » (p. 35). Les superpositions donnant l’illusion de profondeur ne semblent que des rééditions, des répétitions qui reflètent tout au plus ce qui n’est pas lié, ce qui est coupé par traumatisme, ce qui s’avère perdu. Leurre omnipotent, l’objet ne captera que le profond désarroi dans un espace illusoire qui fait office de première possession/non-Moi.

Notes
109.

J.-B. Pontalis parle du clivage de la pulsion dans le sens où cette dernière peut soit se satisfaire du contact physique avec l’objet soit s’exciter auto-érotiquement de par l’absence de l’objet. Cette perspective paraît rejoindre le double courant pulsionnel tel que l’a étudié M. Fain (1971).

110.

C’est nous qui soulignons.

111.

Fl. Bégoin-Guignard (1984) parle à juste titre d’un narcissisme primitivement secondaire.

112.

Schneider M., 1992.

113.

Aulagnier P., 1975, p. 45-80.

114.

R. Kaës (1985) reparcourt les textes de S. Freud et l’évolution de sa pensée pour donner corps à la catégorie de l’intermédiaire non construite et développée jusque là. La catégorie de l’intermédiaire est impliquée dans les processus de transformation. Elle est associée à une fonction de passage. Elle est un lien intervenant dans la négociation interne/externe : “ l’intermédiaire est de l’ordre de l’étendue : il est manifestement un lien, une topique. Mais un lien particulier, entre deux lieux : une frontière (...). Il participe de deux topiques. La même catégorie s’applique au système P-Cs et au système Pcs ” (p. 913).

115.

Double duplicité serait plus juste : de par l’avers et l’envers du pharmakon, remède et toxique, et dans sa contribution à figurer du dehors le dedans.

116.

Au sens où G. Bayle (1996) décrit le contre-investissement narcissique au principe du clivage fonctionnel.