2) Métamorphose et addiction : déclinaison des « formes corporelles »

Une première métamorphose est celle que Méduse opère sur ses victimes les changeant en pierre, dans l’instantané du regard. Celles que nous livre Ovide font coïncider des transformations extérieures (changement de formes, visibles, de règnes notamment) qui insidieusement correspondent à des transformations de la structure interne en passant par une mesure de l’étrangeté : soit celle du sujet exilé, non- reconnu, dont l’une des composantes reste la ruse pour maintenir l’illusion ; soit celle du sujet souffrant, mourant de ne pouvoir capter ce qu’il ne peut reconnaître de lui-même. Dans le premier cas, l’onde fascinante que renvoie le miroir tient plus de l’anamorphose : l’objet est déformé mais l’image qui le reflète le montre sans déformation. Autrement dit, l’objet est étrange, étranger à lui-même, et seul le perçu, le visuel, redonne une image sans déformation. Dans le second cas, il s’agit d’une métamorphose : l’étrangeté de soi-même, éprouvé comme un état d’aliénation, se réfléchit au dehors qui renvoie ce patrimoine de frayeur ou d’obscur.

L’activité addictive semble métaboliser conjointement cette polysémie : le « miroir gentil miroir » donnant accès au beau, au luisant, à l’idéalisation qui met en veilleuse l’incrédule bonté de l’objet (retour, anamorphotique, du dénié) ; conjointement, l’étrangeté du familier, l’espace subjectif jamais subjectivé, sera à son tour convoqué sous l’onde de choc addictive.

De ces composantes, nous pouvons en approcher deux variantes, à travers le mythe de Narcisse et la métamorphose de Grégoire que nous livre F. Kafka. Boulevard de la psychanalyse, du mythe de Narcisse nous ne retiendrons que quelques fragments117. Rongée par l’amertume du refus de Narcisse, Echo implore la déesse Némésis qui exauce ses prières : « qu’il ne puisse posséder l’objet de son amour ». Poursuivant son chemin, Narcisse tente d’apaiser sa soif dans les eaux brillantes et argentées d’une source. Il est séduit, en extase, par l’image qu’il perçoit : « il s’éprend d’un reflet sans consistance, il prend pour un corps ce qui n’est qu’une ombre ». Mais si Narcisse est l’aliment du feu qu’il allume, il ne le sait pas : « que voit-il dont ? Il l’ignore ». Assis dans l’herbe épaisse, il ne cesse de contempler « la mensongère image » et implorant les éléments qui l’entourent, si grande est sa douleur, il lance : « je suis séduit, je vois, mais ce que je vois je ne puis le saisir » et ajoute : « ni l’immensité de la mer ne nous sépare, ni une longue route, ni des montagnes, ni des murailles aux portes closes : une mince couche d’eau est tout ce qui empêche notre union ».

Si l’image est mensongère, tel que l’écrit Ovide, c’est bien parce que l’objet d’amour de Narcisse n’est qu’image, reflet, surface plane qui donne l’illusion de profondeur. Dans le mythe, l’investigation de l’espace est ce qui demeure le plus frappant, espace qui est sollicité sous l’angle de la distance : que Narcisse touche l’onde et l’image se trouble. Seul le regard, qui maintient à distance, permet de s’approcher d’un objet désincarné, sans consistance. Privé de toute sensualité (le toucher, la voix que seule Echo redouble à partir de sons entendus), seule l’image « insaisissable » s’offre comme écran (obstacle et miroir) du nouage entre l’éprouvé - avec sa gamme de sensations et de sentiments - et la connotation corporelle. A partir du moment où Narcisse comprend que ce qu’il contemple c’est lui-même, sa souffrance est à son apogée du fait de ne pouvoir être sujet et objet d’amour sans disparaître dans l’espace d’aliénation. Ce glissement paraît atteint : « si je pouvais me dissocier de mon propre corps ! Souhait insolite, ce que j’aime, je voudrais en être séparé ». Issue que la version du poème d’Ovide confirme : avant de se transformer en fleur, le corps tout entier disparaît.

Tantôt voulant se dégager de ses origines corporelles, tantôt voulant les retrouver dans l’onde qui précipite son reflet, Narcisse a cette faculté de penser son corps comme un objet. Tout l’univers sensuel qui baigne le Mythe mérite d’être noté : les senteurs, la beauté des paysages, la fraîcheur des sous-bois, le son des mots, les caresses du regard... Bref, toute l’épaisseur de ce langage, Narcisse ne semble pas en connaître l’usage, s’en détourne, et ne peut lui donner forme que dans ce cours d’eau qui l’enflamme. Si Narcisse est captif de son reflet, s’il ne peut s’en arracher sans prendre le risque d’en mourir, c’est bien que ce qui manque à Narcisse (qui continue de se mirer dans les eaux du Styx) est une fonction réflexive interne (et non externe) permettant de donner relief et consistance au Moi-corporel. Autrement dit le mouvement projectivo-introjectif, constitutif des premières unités de différenciation figure/fond, n’établit aucune distinction entre Moi/non-Moi, dedans/dehors, surface/fond. Fils d’un fleuve (Céphise) et d’une nymphe des eaux (Liriopé), Narcisse en remontant à l’embouchure de ses origines s’en trouve « excorporé », rétréci en une peau de chagrin (métamorphose du corps devenu fleur) au principe même du trajet « à rebours » vers le Nirvâna où il se contemple indéfiniment. La psyché est déplacée dans le corps. Le corps, ramené aux sensations-perceptions, perd son enveloppe, se liquéfie. Le corps comme figuration du fond reste indissociable des objets (contenus) qui l’occupent. La souffrance de l’arrachement de la source, avant d’être dialectisée avec l’amour illimité de soi et l’expérience du double, appartient à l’expérience clinique de l’indissociabilité du sensoriel et de son support avec le premier objet récepteur et inducteur de ce fonctionnement.

Dans l’expérience d’addiction, nous observons un même trajet vers la source corporelle à l’origine du psychisme : les patients sont confrontés radicalement à une séparation de leur corps devenant un état perceptif, incapables de mettre en sens et de gérer l’évanescence de sensations : le flash, les sensations de chaleur, la sensation dissociative de sortir de son propre corps devenu « vide », etc.

Cette véritable faillite à habiter son corps, conséquence des brèches du holding maternel et de son rôle de premier « écran subjectivant » aboutit, dans les expériences d’addiction, à une tentative d’éloignement des sensations corporelles, le corps se donnant comme outil indispensable à la psychisation. L’excorporation dont nous parlons est un aspect centrifuge de la projection expulsive tel que le précise A. Green (1971) et dont il nous faut rendre compte. Selon l’auteur, l’excorporation est la forme la plus élémentaire, la plus primaire de la projection qui, elle, est constituée par un plan projectif qui accueille et recueille ce qui est projeté. L’excorporation concerne elle «  ‘(...) la tentative d’éloignement de la partie du corps où est ressentie la tension(...). Le dehors est alors ‘l’hors de’ ou ‘l’hors Ça’ - hors d’ici démons !, sortez de mon corps !’  » (p. 200). Ce temps primitif du mouvement projectif est antérieur au renvoi réflexif lorsque l’objet est investi comme un écran, objet qui donnera une structure à cette rétroaction compatible avec l’importance, accordée par A. Green, du double retournement pulsionnel. Ce dernier constitue l’essence de la possibilité à différencier ce qui vient du sujet ou du dehors dans l’activité perceptive, sur la base des mouvements projectivo-introjectifs.

En ce qui nous concerne, nous pensons que dans l’expression addictive, des parties du Moi sont excorporées, vomies au dehors, ce qui est senti comme des impressions étrangement inquiétantes et familières d’éloignement du corps et des sensations corporelles. Paradoxalement, l’éloignement de ces sensations ne semble pas moins qu’une tentative de mise en figuration des éprouvés à partir du corps devenu surface réfléchissante. Dans cet échange figure/fond, sensation/surface corporelle, la solution addictive engendrerait un effet de profondeur, de spatialisation psychique, tentative qui échoue avec l’émergence d’une tonalité persécutive traduisant l’indissociabilité entre support (contenant) et figures (contenus).

En reparcourant rapidement le texte de F. Kafka, nous relevons comment la métamorphose de Grégoire conjugue cette étrangeté inquiétante et familière de l’activité sensorielle du corps qui se modifie. Entre rêve et cauchemar, F. Kafka imagine la mutation d’un homme en vermine. Grégoire vit son corps comme « une société despotique » : il ressent sa carapace, les tremblements de ses jambes qui ne le portent plus, des douleurs sourdes, le changement du timbre de sa voix, dans une atmosphère intime (singulière et familiale) où se mêlent à la fois le chaud et le froid, le familier et l’inquiétant sous la domination persécutive d’un corps devenu étranger à lui-même, dont il n’est plus ni sujet ni objet mais les deux à la fois. Le corps de Grégoire devient un objet d’agitation, de colère, de frustration. Sa chambre, de plus en plus dépouillée par la volonté de sa soeur Grète (jouant office de mère suffisamment bonne, ce dont il ne cesse de se persuader, à l’instar d’une mère déprimée et horrifiée par l’aspect du corps de son fils qu’elle ne peut plus regarder) devient une pièce qui lui sert à la fois de refuge (l’abritant du regard de l’Autre) et de lieu d’expérimentation de son corps. Si son corps se rétrécit, s’aplatit de maigreur de par la nourriture (les restes du repas familial) qu’il ne peut plus digérer, il se saisit du volume que cet endroit lui offre pour grimper le long des parois jusqu’au plafond où il réussit à rendre ses chutes inoffensives. Son corps, devenu une immense cicatrice, et une offense pour sa famille, finit par disparaître. C. Silvestre (2001) reprend les déambulations haletantes du corps de Grégoire aux prises avec sa métamorphose. Dans une relecture éclairée à partir d’un texte de P. Aulagnier118, elle prend en considération la « machinerie corporelle » inauguratrice du nouage des premières relations de plaisir et de souffrance dans leur relation à la réalité contraignante dont le corps est le premier objet : susceptible d’exercer à la fois un pouvoir persécuteur et se prêtant en même temps à détourner les forces destructrices qui s’imposent au Je.

Pour notre part, ce que nous retenons de la métamorphose de Grégoire, en lien avec notre clinique, est comment les expériences d’étrangeté basculent dans l’effrayant jusqu’au trépas, de par l’absence, voire l’évitement du regard maternel (et familial). Faute de ne pouvoir prendre place dans cet espace, c’est alors le corps qui apparaît dans un renversement du familier en inquiétant/persécuteur jusqu’à son effacement total. Ici nous rejoignons la voie empruntée par C. Silvestre adoptant la modélisation de P. Aulagnier (1980) qui donne au corps une fonction d’objet-enjeu, entre Eros et Thanatos. De cette façon nous pouvons essayer de cerner les formes de « décorporéisation » relative à l’expérience addictive comme des moments où l’espace corporel devient un enjeu entre les « corps étrangers », vomis, excorporés (si l’on reprend la formulation d’A. Green) et l’espace appartenant en propre au sujet, son espace, son lieu, son habitat qui n’est plus celui de l’étranger ou du prisonnier.

Les métamorphoses de Narcisse et de Grégoire véhiculent des expériences de limites de l’ordre corporel, expériences de rétrécissement, de disparition du corps. Dans ces deux cas, paradoxalement, il est question de retrouver une dépendance avec un objet jadis frustrateur (Narcisse) qui se prolonge en un objet persécuteur, le corps propre (Grégoire).

Ces métamorphoses, nous les avons indiquées au Rorschach, à partir de l’analyse des « contenus en trans-formation », dans ses multiples aspects, mobilisant divers processus psychiques : la coexistence au sein d’une même entité de deux courants en opposition qui mettent en cause les modalités observables dans le clivage du Moi, l’effet d’invasion étrangère ou d’incorporat que l’on trouve sous forme de « crypte » ou d’» imago de la mère morte », le vécu d’inquiétante étrangeté dans lequel demeure indissociable l’opposition entre ce qui psychiquement doit être conservé ou éliminé, ce qui ne manque pas d’éclater dans des craintes de persécutions liées plus que jamais aux facteurs économiques (les deux niveaux d’investissement se court-circuitent, avec libération d’affects violents).

D’autre part, nous avons relevé, au Rorschach, comment les frontières de l’espace restent poreuses à partir de réponses qui mettent en scène l’effraction du pare-excitation (voir notre première partie), de renversement figure/fond à partir du blanc, ou de juxtapositions incohérentes au sein de la forme donnant un « semblant » de perspective.

Notes
117.

Ovide, Les métamorphoses, Livre III, Paris, Flammarion, 1966, p. 98-103.

118.

Aulagnier P., 1980.