3) Espace d’addiction et espace psychique

A nouveau, nous devons reconsidérer l’expérience addictive comme une tentative de mise en forme, mais aussi une tentative de spatialisation de l’espace interne organisé à partir des sensations. Se voir, se sentir, s’éprouver sont le terrain commun des effets que procurent les drogues. Ici le « choc sensuel » remobilise les ratés de l’écran réflexif qui normalement permet au sujet de se voir dans le monde extérieur. Dans ce cas il est question d’éprouvé de surface ressenti comme une peau-à-peau, un collage avec l’objet.

Dans l’expérience du collage à l’objet nous voulons faire entendre que les ressentis internes successifs s’effectuent par un « contact adhésif » à la drogue. La manière dont nous l’appréhendons s’accorde aussi au développement de G. Bayle (1996) qui voit dans l’organisation du clivage fonctionnel, un retour par collage à l’union réparatrice. Machinerie à remonter le temps, ici le temps s’incurve, s’allonge, se rétrécit au rythme de l’expérience toxique qui permettrait dans une courte durée, que séjourne une mise en perspective des éprouvés à partir du corps éprouvé comme surface d’expérience. Dès lors on peut penser que l’opération d’addiction constitue une tentative de décollement des espaces marquant le passage de la bi-dimensionnalité à la tri-dimensionnalité psychique.

Nous avons, dans notre deuxième partie, développé la question du rythme lié aux aspects économiques du lien à l’objet d’addiction. Nous pouvons ici admettre que ces données ne vont pas sans l’expression qualitative des premières expressions bon/mauvais, dedans/dehors. C’est-à-dire que l’objet d’addiction va présenter une succession particulière d’éléments réguliers en favorisant des états opposés. Dans ce sens, le contact avec l’objet permet de faire l’expérience de ces états contraires sans que l’expérience de l’un des opposés ne procède à la destruction totale de l’autre. Par exemple, le bon, le doux, le fort s’opposeront au mauvais, au dur, au faible à partir des impressions de plein et de vide dominées par les expériences d’ingestion et de frustration de l’objet. Par contact, nous entendons avant tout un mécanisme pathologique auquel la psyché a recours qui consiste à s’identifier de manière adhésive à l’objet de dépendance. Il nous paraît ici indispensable de nous référer à cette notion introduite par E. Bick (1968) qui a insisté sur le traitement des qualités sensuelles à partir de l’expérience de la peau. Dans un souci de rigueur je propose d’extraire un passage de ce texte dans lequel E. Bick désigne l’adhésivité comme un processus identificatoire primitif (au stade de l’aplatissement bi-dimensionnel du monde interne et externe ne tolérant aucune continuité entre l’objet et le Moi puisque l’un et l’autre se confondent) qui permettra que soit mis en oeuvre l’identification projective dans une « impulsion à communiquer » : ‘« La thèse est que dans leur forme la plus primitive, les parties de la personnalité sont ressenties comme n’ayant entre elles aucune force liante et doivent par conséquent être maintenues ensemble, d’une façon qui est vécue passivement par elles, grâce à la peau fonctionnant comme une frontière. Mais cette fonction interne de contenir les parties du self dépend initialement de l’introjection d’un objet externe éprouvé119 comme capable de remplir cette fonction. Plus tard l’identification à cette fonction de l’objet remplace l’état non intégré et donne lieu aux fantasmes d’espaces intérieur et extérieur. Alors seulement l’étape est atteinte pour que s’opère le premier clivage - et - idéalisation du self et de l’objet tel que l’a décrit M. Klein. Tant que les fonctions contenantes n’ont pas été introjectées, le concept d’un espace à l’intérieur du self ne peut pas apparaître. L’introjection, c’est-à-dire la construction d’un objet dans un espace intérieur, est par conséquent, perturbée. En son absence, le fonctionnement en identification projective va nécessairement continuer sans relâche (en supposant que le concept d’un espace à l’intérieur de l’objet se soit développé) et toutes les confusions d’identité qui en découlent se manifesteront. On peut voir à présent que cette étape du clivage - et - idéalisation primaire du self et des objet repose sur ce processus plus précoce de contention du self et de l’objet par leurs ‘ peaux respectives’.’ (E. Bick, 1968, p. 240-241).

Autrement dit, la construction d’un espace intérieur dépend initialement de l’introjection des capacités de contenance de l’objet externe auquel le sujet s’identifie primairement, sur le modèle de l’incorporation orale (S. Freud, 1923).

La notion de contenant psychique est particulièrement développée chez W.-R. Bion (1962a). Il présente un large éventail des transformations incombant à l’activité psychique couvrant le champ de l’expérience émotionnelle. Les sensations, les impressions de sens, pour être emmagasinées et susceptibles d’être utilisées par la pensée doivent être appareillées à une fonction α maternelle. Contrairement aux éléments β qui ‘« ne sont pas ressentis comme des phénomènes mais des choses en soi’  » (p. 24), les éléments α, issus de transformations d’expériences émotionnelles, sont imprimés, utilisables dans les souvenirs, le rêve... Le contenant et le contenu, outils de travail conceptuel, font partie de la théorie de la fonction α120. L’auteur accorde au nourrisson des capacités pré-construites, une pré-conception aux données de sens en attente d’impressions de ces données (abstraction commensale). L’union répétée, pré-conception et données de sens produit une conception, «  ‘modèle représenté par’   « (p. 112). W.-R. Bion situe dans la relation commensale entre et le rôle de l’identification projective et du clivage présenté par M. Klein. La relation contenu/contenant se poursuivra par introjection de la fonction alpha.

Si, en résumé, la construction de ce modèle restitue les formes de combinaisons d’appareillage de l’expérience émotionnelle, son application est restreinte pour considérer sur quel fond surgit l’appareil pour penser les pensées. La question semble sous-entendue plus que traitée : «  ‘le modèle pour la croissance est un milieu (médium) où sont suspendus les ‘contenus’. On doit concevoir les ‘contenus’ comme émergeant d’une base inconnue. Une image à deux dimensions en serait la parabole. Le milieu dans une relation commensale de et de est le doute toléré’  » (p. 113).

Nous suivrons donc davantage la modélisation de D. Anzieu (1985) qui développe les qualités propres de l’expérience corporelle permettant que progressivement la peau soit vécue comme une surface puis une interface constitutives d’un premier espace émotionnel : ‘« Progressivement l’enfant différencie une surface comportant une face interne et une face externe, c’est-à-dire une interface permettant la distinction du dehors et du dedans, et un volume ambiant dans lequel il se sent baigné, surface et volume121 qui lui apportent l’expérience d’un contenant’  » (p. 58).

En modélisant le Moi-peau à partir de la spécificité du rapport au corps dans la relation de maternage, D. Anzieu privilégie l’expérience de la peau, surface permettant le volume, qui relie des « parties en un tout unificateur » 122. Le Moi-peau est un fond silencieux, « un sentiment de base » ou « une sécurité de base » garantissant l’intégrité de l’enveloppe corporelle. Sa construction, son fonctionnement présupposent des expériences de contacts corporels avec le corps de la mère dans une ambiance sécurisante. De là peut s’opérer une première différenciation psychique figure/fond. La figure qui émerge de ce fond, dont elle est tributaire, est la libidinisation des orifices corporels (qui permettent le passage dans le sens de l’expulsion ou de l’incorporation).

En rapport à la fonction contenante du Moi-peau, et par analogie aux caractéristiques corporelles, D. Anzieu (1993) examine à partir du concept d’intermédiaire les dérives métaphoro-métonymiques du dehors, du dedans, du milieu. Prenant pour modèle la structure ternaire du corps (peau-chair-os), il propose une transposition métaphorique « dehors-milieu-dedans » qui par métonymie du moi devient la triade : contenant, contenu, intériorisation de la relation contenant/contenu (p. 7-8). L’intermédiaire joue de l’interrelation figure/fond. Elle exerce une activité de contenance, c’est-à-dire une capacité de classification en catégories de convergences, de divergences, de concordances impliquées dans le contact et l’échange, «  ‘l’interaction, la distinction, la séparation de deux termes antagonistes’  » (p. 8). Dans ce sens, l’intermédiaire est une structure spatiale qui désigne aussi bien ‘« l’étendue de la surface que la capacité d’un volume’  » (Ibid.).

Les expériences de déformation, de transformation du corps ressenties sous ingestion de drogues ne semblent pas traduire moins qu’un mode d’expérimentation de la forme corporelle, qui, considérée dans des sensation d’incurvation, de flottaison et de mouvements, donne une impression spatiale. Si d’autre part, comme le souligne D. Anzieu (1993) l’activité de l’intermédiaire est le fond commun d’où émerge l’opposition des formes, des forces, des qualités, on peut en analyser certaines variables dans l’activité addictive : la chaleur qui s’oppose au glacé, la légèreté s’opposant au « trop lourd », l’excitation différenciée de la décharge... Mais dans ces cas les rapports se présentent dans une conception binaire et non ternaire. Nous pouvons penser que cette unité binaire possède comme seul espace celui de la répétition qui s’offre comme figure émanant de l’impossible dialectisation des catégories. En d’autres termes, nous pensons que dans les pathologies addictives, le Moi-peau, indispensable à l’activité de contenance, échoue à lier réflexivement le ressenti corporel et à donner un sens spatial au vécu marqué de « superficialité » (E. Bick). Les sensations d’éloignement/rapprochement du corps, sa perception visuelle, les impressions cénesthésiques étrangement familières figurent à nouveau une séparation figure/fond, surface/fragments sensoriels, nécessaires à la profondeur de la symbolisation. Déformation, transformation, pourraient s’entendre comme des reprises de configurations spatiales proches de ce que D. Anzieu (1987) traduit sous le terme de signifiants formels.

Notes
119.

C’est nous qui soulignons.

120.

W.-R. Bion (1962a) poursuit ce qui attrait à l’identification projective décrite par M. Klein : “ De cette théorie, je tirerai, pour m’en servir comme modèle, l’idée d’un contenant dans lequel un objet est projeté, et l’idée d’un objet qui peut être projeté dans le contenant, objet que je désignerai du terme de contenu ” (p. 110). Puis, l’auteur a recours à une abstraction plus approfondie du contenant et du contenu, en vue de modéliser leur association, leur disjonction dans les transformations qu’ils subissent au cours des expériences émotionnelles : “ j’utiliserai le signe pour désigner l’abstraction qui représente le contenant, et le signe
pour désigner l’abstraction qui représente le contenu ” (p. 110).

121.

C’est nous qui soulignons.

122.

Le Moi-peau n’est pas une instance psychique. Il désigne une “ figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps ” (p. 61).