4) Des formes archaïques au fantasme

La pathologie des schèmes telle que la développe S. Tisseron (1993) nous semble une modélisation des plus pertinentes quant à l’approche des pathologies addictives. Reprenant les hypothèses de l’existence de «  ‘représentations de configuration du corps et des objets dans l’espace ainsi que de leurs mouvements’  » (D. Anzieu, 1990), il propose de traduire les premiers attachements interactionnels sous le nom de schèmes140. Ces schèmes se rapprochent, dans le fonctionnement originaire, de ce que P. Aulagnier a dénommé « pictogrammes ». Ils existent donc avant toute mise en jeu des relations primaires. Ces schèmes sont ensuite élaborés au fur et à mesure des relations mère-bébé, à travers les sensations, les émotions, et les réponses en miroir de la mère141. Ces schèmes entretiennent une relation étroite avec les « images archaïques » mais aussi avec l’ensemble plus complexe des fantasmes dont ils peuvent avoir l’apparence. Normalement, les images de schème s’effacent derrière les fantasmes. S. Tisseron en propose au moins deux aspects : les schèmes d’enveloppe qui s’effacent derrière la fonction contenante du fantasme et les schèmes de transformation qui s’effacent derrière leur mise en jeu dans des structures fantasmatiques complexes faisant intervenir de multiples opérations de transformation. Ces schèmes concernent les enjeux de la première séparation142 et s’appuient sur la constitution des enveloppes psychiques et l’accession à la possibilité de penser les transformations (p. 65).

Ces schèmes, que l’on peut aussi assimiler à la particularité des « signifiants formels », sont mobilisés dans toute expérience de rupture de la sécurité psychique de façon à faire face à l’expérience désagréable : ‘« faute de pouvoir s’appuyer sur une fonction mentale, le Moi tente de se soutenir de l’image de celle-ci’  » (p. 66). En ce sens, les figurations mentales des schèmes témoignent à la fois de l’accession à leur introjection et de la grave menace qui pèse sur le système psychique à un moment où celui-ci n’avait pas encore les moyens d’y faire face.

Ces représentations de schèmes se rapportent à des expériences du corps et participent à quatre devenirs complémentaires :

  1. Elles peuvent s’enkyster dans le corps, et ont pour corollaire dans les pathologies addictives la nécessité de passer par le corps qui reçoit tout pouvoir face aux lourdes incapacités symbolisantes.

  2. Elles participent à la constitution des premières images du corps; c’est ce que l’on peut préciser également avec l’activité addictive comme tentative de remise en jeu de la surface corporelle, base ou fond représentatif sur lequel se fixe la libidinisation des orifices comme figure.

  3. Elles subsistent à travers des scénarios (non fantasmatiques) monotones et répétitifs pour un même sujet. Ces scénarios n’impliquent pas des sujets vivants, ni des sentiments complexes : « ils impliquent essentiellement la crainte et sa maîtrise » (p. 67). Tel est le cas de la contrainte à répéter les passages à l’acte addictifs soumis au travail de maîtrise de sensations envahissantes. S. Tisseron refuse à ces représentations archaïques le statut de fantasmes archaïques dans la mesure où leur structure est radicalement différente de celle du fantasme. Nous en avons tenu compte en soulignant la mise en scène de métamorphoses corporelles, de déformations qui mettent en scène la confusion des espaces (internes/externes), l’espace étant traité comme un corps et le corps comme un espace.

  4. Ces représentations de schème imposent leur marque dans les fantasmes. En ce sens, le fantasme, dans ses formes les plus diverses, reprend et réélabore la figuration de ces schèmes archaïques, si bien que l’attitude thérapeutique n’est pas tant d’interpréter l’organisation fantasmatique mais de « percevoir derrière les changements apparents de scénarios et la variété des positions que le sujet y prend, le schème défaillant qui est à la fois leur noyau commun et la cause de leur insistance » (p. 73).

Si le thème de l’effraction reste si prégnant dans le terrain de l’addiction mais aussi dans la violence des passages à l’acte entraînant l’incarcération (cambriolage, vol, viol et homicide), c’est que la fantasmatique de l’intrusion véhicule dans son noyau des schèmes d’enveloppe témoignant de ruptures, de vidage, d’effraction, d’explosion, schèmes qui sont véhiculés dans l’absorption de la drogue marqués par leur défaut d’intégration. On assiste alors à une multiplication des schèmes de transformation destinés à pallier le défaut de structuration des schèmes d’enveloppe : opération de transformation du corps, expérience de flottement (« planer »), affrontement à la métamorphose du crabe en scaphandre (Cf. Rachid), où il s’agit de border et de domestiquer l’angoisse143.

Dans ce prolongement, nous pouvons nous interroger sur l’acceptation et l’adaptation immédiate au système carcéral reposant sur l’opposition ouverture/fermeture : d’une part comme pouvant renfermer au sein de sa structure un espace-cellule adopté, d’autre part pour ce que la scène carcérale peut évoquer métaphoriquement une enceinte close sur elle-même.

Le fantasme d’effraction, qui dans le territoire de l’addiction s’impose comme le pouvoir de l’intrus, pose d’emblée la notion d’admission, de reconnaissance, telle que le désigne S. Freud (1925a). La possibilité de l’admission sous-entend notamment le besoin d’un renouvellement perceptif « périodique » et « tâtonnant ». Cela se produit à l’extrémité sensorielle dont le moi, selon la période propre, en accepte la traduction représentative.

L’effet d’addiction comme preuve et mise à l’épreuve des sens sollicite cet appel impératif de substance externe pour soigner une « substance psychique » figée qui ne permet plus de donner un volume à l’expérience sensorielle (détachement figure/fond).

Si l’on revient à ce que S. Le Poulichet (2000) traduit par « formes auto-octroyées », que nous inscrivons, nous, dans le sillage des formations originaires144, sans nul doute pouvons-nous déceler dans ces séries de mouvements et de formes mises en oeuvre par l’expérience addictive (ouverture/fermeture, emboîtement/décollement) les premiers supports fantasmatiques : ces formes sont perçues comme auto-engendrées, et en ce sens elles mettent en scène l’accession au sens c’est-à-dire l’origine du Moi. Elles ont un statut d’originaire, si l’on met davantage l’accent sur l’énigmatique du signifiant comme l’a mis en cause J. Laplanche (1987). Elles sont intimement liées aux facteurs quantitatifs qui ont conditionné les refoulements originaires.

Cependant, ces « formes archaïques », sous toutes leurs variantes possibles, se traduisent par une représentation d’action réfléchie comme l’indique D. Anzieu (1987) dans les quatre premières catégories de signifiants formels : « une surface se fronce », « un appui s’effondre », « une cavité se vide », etc. Le mouvement, ici, n’est pas le pivot fondamental autour duquel, comme dans la structure du fantasme, basculent les deux termes qu’il articule : le sujet et l’objet. Autrement dit sujet et objet n’en sont pas distincts. Ce schéma doit être complété, me semble-t-il, par la défaillance de la satisfaction hallucinatoire du désir qui ne peut donner une première ébauche de représentation de la source et de l’objet absents, dialectique de l’absence et du manque que R. Perron (1994) imprime au creux du fantasme. A l’abolition de la répartition sujet/objet s’ajoute la confusion source/objet de la pulsion ce qui inévitablement se traduit au niveau topologique par une courbure de la pulsion sur elle-même (tel que l’envisage D. Houzel, 1985b) où il devient impossible de se débarrasser des éléments destructeurs, inassimilables, puisque seul le pôle quantitatif revient comme point d’origine, promoteur du même coup de la tempête émotionnelle que draine et actualise l’appétence addictive sur le versant traumatique. Il apparaît plus clair dès lors que ces « formes archaïques » ne peuvent basculer dans une transformation fantasmatique et s’y dissolvent aussitôt. Le fantasme s’échouant à s’élaborer selon sa structure typique (structure ternaire - agent, action, objet -, renversement activité/passivité, retournement contre soi, renversement dans le contraire, projection, dénégation145), il appartiendra à ces formes les plus archaïques de border cette béance qui ne permet plus « l’écart » fantasmatique entre l’acteur et le spectateur au coeur du spectacle, écart où se maintient un cadre spécifique d’espace et de temps.

En ce sens, l’expérience addictive serait centrée sur un décryptage de symboles, dans des signes formels, en direction d’un agir, seul conçu comme opération signifiante. Si l’on peut prendre pour exemple le fantasme central de scène primitive, nous sommes incités à penser que celui-ci régressera dans un fantasme imprégné de violence et particulièrement persécuteur : celui des parents combinés.

Notre conception peut paraître fantaisiste à certains, mais elle nous semble des plus appropriées pour penser : 1) ce que nous avons cerné dans le statut de l’origine du groupe Photolangage©, 2) le sentiment d’intrusion omnipotente sous-tendue par l’identification projective pathologique que nous font vivre ces patients, 3) l’emboîtement réciproque a-temporel a-sexué sous une « figure Une » propre à l’agir addictif.

Notes
140.

Il s’agit bien sûr d’éléments psychiques. Terme qu’il préfère à celui de signifiant puisque leur organisation est radicalement étrangère à l’univers linguistique.

141.

L’auteur suppose qu’une partie de ces schèmes s’étayerait sur un premier frayage dès le stade foetal, en particulier sur la perception des multiples transformations qui affectent le foetus : effets sur le foetus des mouvements de la mère et des sollicitations de la paroi abdominale. D’autre part, la prise en compte de ces schèmes se situe d’emblée sur le terrain de la transmission transgénérationnelle puisque les réponses maternelles aux communications de l’enfant sont organisées par les fantasmes maternels.

142.

Nous pouvons les rapprocher ici des signifiants de démarcation. G. Rosolato en donne une illustration en reprenant “ le jeu de la bobine ”.

143.

Angoisse dont les variétés peuvent être envisagées selon l’organisation de l’enveloppe psychique telle que l’émet D. Houzel (1985a qui en décrit quatre grandes formes :

- les angoisses d’amputation : liées à la crainte que le décollage ne s’opère par déchirure ;

- les angoisses de cassure : dans lesquelles l’enfant craint de se sentir coupé en deux moitiés et de tomber ainsi lui-même dans le trou ainsi crée. Angoisse notamment décrite par G. Haag, “ Autisme infantile précoce et phénomènes autistiques ”, Psychiatrie de l’enfant, 1984, 27, 2, p. 293-354 ;

- les angoisses d’écoulement : donnant l’impression de ne pouvoir contenir les éléments fluides que sont les expériences sensuelles (constituées par des impressions liquidiennes ou gazeuses). C’est à partir de ces sensations que F. Tustin a étudié une des fonctions des objets autistiques dans une lutte pour boucher ces trous ;

- les angoisses d’explosion : elles s’expriment sous la forme d’une crainte d’exploser soi-même. D. Houzel les relie à ce qui s’entrechoque dans les formes archaïques du fantasme de scène primitive.

144.

Ce que nous venons étudier à partir des signifiants formels, du pictogramme, des signifiants énigmatiques, des signifiants de démarcation, des contenants formels et des schèmes d’enveloppe ou de transformation.

145.

Comme l’ont souligné J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1985).