- Rachid

Rachid est l’aîné, malgré lui, d’une fratrie de sept enfants. « Malgré lui », dit-il, comme pour se disculper de la mort de celles qui auraient du être ses trois soeurs aînées, toutes mortes en bas âge, à un an d’intervalle les unes des autres. Quand je lui demande comment il en pris connaissance, il me livre une scène où l’intérieur d corps maternel synonyme de vie suscite le meurtre des bébés qui y sont contenus en même temps que l’objet maternel semble punit de la malveillance qui lui est imputé : « ma mère me l’a dit quand j’avais dix ou treize ans. Elle était alors enceinte. Elle souffrait beaucoup. J’avais peur, je pensais qu’elle pouvait mourir à chaque instant tant sa douleur me paraissait insurmontable ». Lié à cette scène, Rachid parle maintenant de la mort d’un jeune frère enterré au Maroc dans le cimetière du village. Il se rappelle de la cérémonie funéraire à laquelle il participa alors âgé de quatorze ou quinze ans. Il embrassa les quatre coins du petit cercueil, rite que je relevais comme équivalent à un pardon, une preuve de générosité et de bonté, qui pourrait le préserver d’avoir à subir la même destinée. C’est dans cette atmosphère morbide que son oncle (un des frères de sa mère) lui raconta comment Rachid aussi avait été « attendu » dans le tombeau familial, dès sa naissance : « jusqu’à trois ans, j’étais terrassé par une grave maladie que j’avais contractée dès ma naissance. On n’a jamais su ce que c’était, mais je ne parvenais que difficilement à m’alimenter. Je ne marchais pas. Ma mère devait me porter tout le temps pour me déplacer, ce devait être encombrant ». A cette époque, Rachid et sa mère vivaient au Maroc. Son père vivant en France, parce qu’il y avait trouvé un travail, ne revenait qu’épisodiquement pour les voir. Alarmé par l’état de santé de son fils, il avait devancé sa mort qui semblait toujours imminente en recommandant à la mère de Rachid, au cas où celui-ci ne meurt durant son absence, d’ensevelir la dépouille de son fils dans le cimetière du village : « j’étais le suivant, après moi les autres sont tous normaux ».

Alors qu’il m’était extrêmement difficile de comprendre l’ordre et la succession chronologique des naissances et des décès puisque finalement naître se résumait à mourir dans la même scène, je proposais à Rachid d’exprimer (dans une couleur, un bruit, une image, une odeur...) ce que maintenant il témoignait de cette mort toujours aussi prégnante : « je me sens comme un oeuf, un oeuf qui ne sera pas un poussin. Ces oeufs là ont une petite tâche rouge dans le jaune. Je me suis toujours vu comme ceux-là ».

Rachid a sept ou huit ans quand il part avec sa mère et ses jeunes frères et soeurs pour Paris. Il raconte son voyage comme s’il devait rejoindre une terre promise à laquelle il n’avait pas accès jusque là. Mais à nouveau, il se sent éloigné de ce « continent noir » qui s’assombrit de plus en plus. Il voit sa mère dépressive, prostrée devant la télévision, ne comprenant que les images puisqu’elle ne parle pas français. Lui parler devient impossible. Paradoxalement très effacée et prenant beaucoup trop de place, elle recommande à son fils de ne jamais sortir en dehors de l’appartement, sauf pour aller à l’école, le risque était d’être victime d’un crime raciste. De cette mère, Rachid ne parvient à anticiper les réactions : « elle m’attrapait par le cou, me serrait si fort que j’avais l’impression que mes yeux allaient tomber sur le sol. Ça lui prenait à n’importe quel moment ».

Rachid tient son père en partie pour responsable du mal-être maternel : « elle n’a jamais pu décider, elle devait se taire ». Ses déclarations confuses et passionnées concernant son père alimentent une guerre réduite au silence. Les règlements de compte qu’il avance en sourdine montrent à quel point ce père étrange devient avant tout l’étranger à bannir. Il met à jour des violences aussi bien morales que physiques que ce dernier lui infligeait. Derrière ce qu’il veut croire d’une imago paternelle évocatrice d’un règlement de compte oedipien, il y a le sourire énigmatique d’une mère à laquelle il se sent involontairement appartenir. Ce que lui ont enseigné ses parents, me dit-il, c’est qu’il fallait « tenir tête à la vie ». Il décide de quitter cette vie familiale à vingt ans pour les difficultés qu’il éprouve : « je me sentais coupé en deux, écrasé, effacé, c’était interdit de rêver ou de penser ».

Occasionnellement vers dix sept ans, puis désespérément à vingt ans, Rachid consomme en grande quantité du haschich et se noie dans l’alcool pour ne plus avoir à affronter l’immatérialité, l’inconsistance de rencontres toujours décevantes. S’il s’acharne à donner moultes circonstances atténuantes à sa mère, la préservant ainsi d’une peine capitale, il en substitut un mépris inégalable pour les femmes dont il dresse un sombre tableau car en résumé, c’est bien de l’âme des hommes dont elles sont affamées.

A vingt trois ans, il partage durant plusieurs mois l’appartement d’une amie. Chaque soir, il est terrorisé à l’idée que sa colocataire puisse ramener un homme avec qui elle ferait l’amour « sous les yeux » de Rachid. Durant cette période, il ne sort plus, n’a confiance en personne, se « recroqueville sur lui-même ». Il dit avoir déjà vécu ce type d’angoisse un an plus tôt lorsqu’il logeait dans un foyer. Il avait toujours peur que durant son sommeil un homme entre dans sa chambre pour le violer. Si en prison il se sent protégé et dit avoir trouvé sa place, côtoyer des pères incestueux ou des pédophiles l’effraie : « ils ont une apparence normale. Je ne sais pas si moi aussi je pourrais basculer dans des actes aussi monstrueux ». Je rendais à Rachid sa belle métaphore de l’oeuf qui ne peut éclore parce que marqué au fer rouge, ce que je compris comme le noyau traumatique inscrit au plus profond du psychisme (l’expression de Cl. Janin « grain de sable au coeur de la perle de fantasmes » nous semble pleinement en rendre compte). Il me dit que finalement cet oeuf avait explosé au moment où il tua Nora, sa compagne depuis neuf mois151, alors qu’elle venait de lui annoncer qu’elle le quittait. A l’inverse d’Henry, Rachid n’est pas aveuglé par la tragédie du meurtre qu’il essaie de d’envelopper par une luxuriance de détails sensoriels (le regard de Nora, son parfum...) noyant le trop cru comme sous les effets de lumière des projecteurs. La mort, bien sûr, celle que cachait la coquille de l’oeuf, se jouait dans les coulisses.

Condamné à mort par la vie et prématurément par ses parents, la vie, telle une option, devient pour Rachid un territoire, une terre promise sans cesse à conquérir par le choix d’autres lois : celles du toxique, de l’univers carcéral ou de l’anti-socialité ne pouvant lutter qu’ainsi contre un environnement jadis colonisé. Il s’agit autant pour lui de prouver à ce monde qu’il existe, colorant sa vie, la devançant, lui donnant forme au gré d’événements toujours denses rendant plus convaincant la poursuite d’une existence voulue et non subie. De l’Autre, Rachid ne veut rien endurer et tout savoir. Si peu assuré dans ses capacités à « capturer » l’attention de son interlocuteur auquel il n’accorde aucun crédit, il décide lui-même de l’exécution de la sentence : sa liberté de s’y soustraire. C’est comme cela que durant des mois Rachid milite pour son insoumission tentant d’ouvrir la porte de ma vie privée ou s’absentant des « rendez-vous ! » que je lui propose. L’énigme, l’inconnu(e) l’aspirent et le glacent à la fois.

Notes
151.

J’entendais ensemble : les neuf mois de la grossesse, le “ moi neuf”, le “ n’oeuf-moi ”.