3) Scène des origines et rôle du masochisme dans l’expérience addictive

Pour J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1985), l’origine du fantasme prend naissance dans la sexualité auto-érotique dans laquelle est conçue la structure même du fantasme originaire. En terme d’origine, l’originaire est « l’acte fondateur » de l’organisation structurale ; il interprète la nature, l’essence même de l’être pour que celle-ci ne se réduise pas à une production disparate d’éléments tragiques ou obscurs. Dans un passage de « l’Homme aux loups » (1918), S. Freud indique que la scène originaire est conçue comme un « schéma » où s’emboîte une « gradation » entre des scènes de séduction et de castration : «  ‘la scène primitive (...) reflète la suite des pensées durant la formation du rêve : désir de satisfaction sexuelle de par le père, compréhension du fait que la castration en est une condition nécessaire, peur du père’  » (p. 354). Mais surtout le travail d’interprétation qu’opère S. Freud est indissociable d’un second temps d’effet « après-coup », temps où la scène se compose et organise des éléments perceptifs auxquels l’enfant était incapable de répondre de par son immaturité psychique. De façon plus décisive, à partir de l’hypothèse de la scène primitive (de l’homme aux loups), S. Freud reconnaît le rôle des fantasmes dans la formation de symptômes comme d’ailleurs leur enracinement en des temps antérieurs à la sexualisation (p. 405).

M. Klein (1928) fournit une explication de la sévérité du Surmoi (« une chose qui mord, qui dévore, qui coupe ») rattaché à la phase sadique-orale et sadique-anale de la période préoedipienne : ce sont les frustrations orales et anales, prototypes de toutes frustrations ultérieures, qui ont une signification de punition et qui font naître l’angoisse (p. 231). Ces frustrations sont aussi à l’origine des pulsions épistémophiliques où l’incapacité, ne pas savoir, trouvent une orientation principale en direction du corps de la mère qui est conçu « (...) comme la scène de tous les processus et de tous les événements sexuels » dont l’enfant, dans cette position libidinale, cherche à s’approprier les contenus. C’est dans cette période précoce du développement que la mère est « le castrateur » ressentie avec d’autant plus de peur que la castration par le père s’y combine : ‘« les tendances destructrices dont l’objet est le ventre visent également le pénis du père qui doit, selon les idées de l’enfant, s’y trouver’  » (p. 233). Notons que M. Klein entend cette agressivité excessive comme le premier complexe anti-social marqué du mépris et de la tendance « d’en savoir plus ».

En 1932, M. Klein accentue ces développements. Le désir de vider, d’aspirer le sein est une des conséquences des sensations de vide éprouvées dans le corps du bébé. Ces frustrations orales mènent à la connaissance inconsciente des plaisirs sexuels partagés par les parents et à la croyance que ces plaisirs sont d’ordre essentiellement oral. Sous la pression de la frustration, le sentiment d’envie se transforme en sentiment de haine. Les pulsions destructrices ne sont plus alors dirigées seulement contre la mère : l’enfant s’imagine qu’au ‘« (...) cours du coït orale la mère incorpore le pénis, qui demeure ensuite à l’intérieur de son corps, le père ayant une grande quantité de pénis à sa disposition ; les attaques contre le corps de la mère visent donc également le pénis qu’il contient’  » (p. 145). Ce fantasme entretient une terrible peur de « la femme au pénis ». Cette crainte semble insurmontable puisqu’à ce stade l’enfant n’est pas encore capable de distinguer la partie du tout. Aussi, le pénis tient lieu de la personne du père : ‘« le pénis contenu à l’intérieur du corps de la mère représente le père et la mère réunis en une seule personne’  » (p. 146). Cette combinaison prend une forme particulièrement redoutable et menaçante : plus les désirs sadiques sont projetés à l’encontre des parents unis dans le coït, plus la scène fantasmatique sera vécu comme monstrueuse prenant une allure du meurtre des parents qui s’entre-détruisent et de l’enfant, en retour de l’attaque hostile. L’excès de sadisme provoqué par l’envie amène par la suite à une introjection de mauvais objets dont la répercussion est l’installation d’un « mauvais » contenu corporel toujours plus menaçant. Dans ce sens, ce qui apporte nourriture et satisfaction ne sera plus distinguable de ce qui fait souffrir ou détruit.

Au cours de notre exposé, nous avons convenu que la tendance à investir un objet « clivé » permettait d’accroître la distinction entre ce qui est éprouvé comme un « bon » contenu à l’intérieur (« le shoot », « le flash », etc.), et un contenu menaçant susceptible d’attaquer l’intérieur (« le manque »). Si l’objet addictif creuse ainsi toute la vie sensorielle, le mauvais à l’extérieur doit aussi répondre au maintien de zones algogènes pour préserver du risque que n’éclate dès lors l’inévitable destruction. D’où, ce plaisir de la souffrance corporelle qui toujours fait jaillir la place du toxique : « Le manque, on sait qu’on devra toujours en passer par là ».

Aussi nous pensons que la plaisir de la souffrance, dans l’agir addictif, dépasse l’explication classiquement admise en terme économico-dynamique par le masochisme. Il a pour origine un acte de mise à mort du corps propre qui paradoxalement renforce et assure le lien de la stimulation sensorielle nécessaire. L’excès de masochisme et son pouvoir exaltant apparaît alors comme une théorie de la faute originelle qui aurait entraînée la mort.

A la suite des observations de M. Klein qui opère un rapprochement entre « mauvais » Surmoi et « mauvais » contenu corporel qui se fonde sur des fantasmes destructeurs extrêmement intenses, nous mentionnerons la démarche de R. Roussillon (1991) qui développe la notion de culpabilité primaire. Plus archaïque que la culpabilité oedipienne inconsciente, la culpabilité primaire est en rapport avec les traumatismes primaires qui n’ont pas reçu de statut intrapsychique : «  ‘Ces traumatismes sont alors comme ‘perdus’ pour l’historicisation du sujet (...). Les situations traumatiques précoces ainsi ‘perdues’ sont en fait enkystées dans le narcissisme primaire, elles sont à l’origine d’un noyau de culpabilité primaire qui ne doit rien à l’ambivalence mais renvoie plutôt à des zones de confusion Moi/autre au sein desquelles le sujet s’attribue sous forme d’illusions négatives de lui-même ce qui de fait ressortit de l’inadéquation de l’environnement premier’  » (p. 73). L’auteur s’appuie sur les premières analyses que D.-W. Winnicott propose de l’environnement « suffisamment bon ». R. Roussillon (1991) en reparcourt l’harmonisation primaire des rythmes : si « tout vient trop vite ou trop lentement », la dysrythmie laissera l’impression d’un monde incontrôlable qui impliquera ‘« soit un rejet ou un retrait, soit une soumission passive et un vécu d’annihilation de la capacité de satisfaction’  » (p. 204). L’auteur ajoute que de telles expériences, trop répétées «  ‘laisseront à l’enfant un noyau de culpabilité primaire’  » dans lequel est inscrit ‘« l’incapacité de créer un monde satisfaisant et adapté’  » (Ibid.).

Dans ce prolongement, nous pouvons nous demander comment, dans la relation d’addiction, la régression en direction d’un objet « suffisamment mauvais » apparaît de manière répétée. Nous pouvons trouver un début de réponse quand S. Freud (1923) analyse la réaction thérapeutique négative chez certains de ses patients pour lesquels une rémission temporaire des symptômes provoque un renforcement de la souffrance : «  ‘Ce qui l’emporte chez ces personnes, ce n’est pas la volonté de guérir, mais le besoin d’être malade’  » (p. 264). Un peu plus loin dans le texte S. Freud évoque les bénéfices de la maladie liés à un sentiment de culpabilité « muet » qui se manifeste par un renoncement impossible à la punition par la souffrance.

D. Anzieu (1990) choisit de présenter, à partir du concept du négatif, l’attachement et la fixation de l’attachement à des objets d’amour qui répondent négativement aux demandes de tendresse qui leur sont répétitivement adressées. En partant du déséquilibre topique entre les deux feuillets de l’enveloppe psychique (la surface d’excitation surstimulée/la surface d’inscription sous-investie) il isole trois rôles du négatif :

  1. au sens photographique : avec inversion et renversement des contrastes dans les tonalités de configuration entre les impressions positives et négatives (nous pouvons en donner un exemple, déjà parcouru, dans la description de la Planche 3 BM du T.A.T. de Laurence qui fait ressortir une inversion des interprétations à partir des contrastes sombres/clairs).

  2. au sens d’un mécanisme de défense : D. Anzieu parle d’une « négation de la négation » qui opère sur ce qui a été vécu comme insupportable : ‘« l’enveloppe psychique d’inscription est incapable de conserver l’enregistrement des signes d’un affect insupportable ; ce sentiment de nullité est à son tour dénié, effacé’  » (p. 116). Dans ce sens, l’attachement au négatif correspond à la description de R. Roussillon du « noyau de culpabilité primaire ».

  3. au sens du contenu pulsionnel : dans lequel le sujet préfère conserver le lien négatif qui l’attache à l’objet. La haine « entretenue » est ici un moyen de préserver la vie psychique.

Dans le lien au toxique, de quoi doit répondre le maintien de zones algogènes si ce n’est de la réponse de l’objet ? Dans ce sens nous pensons que l’objet d’addiction reste indétachable du haï (qui chez S. Freud en 1915b coïncide avec l’extérieur, le dehors). Ce haï implique directement ce qui a été détruit dans les premières expériences sensorielles, ce qui est perdu de la subjectivité (et du travail de subjectivation) et qui demeure enkysté sous forme de noyau de culpabilité primaire (R. Roussillon). Aussi la « couverture masochique » dans le lien d’addiction n’a d’intérêt qu’épidermique. Un tel aveu en défaveur d’un bon objet interne renforce le maintien d’une « seconde peau » (E. Bick) qui se présente comme une « enveloppe de douleur » (D. Anzieu). Si nous ne souhaitons pas développer davantage l’intervention du masochisme dans le lien d’addiction, il nous semble important de relever sa spécificité dans le sens où l’a travaillé B. Rosenberg (1991) qui différencie « masochisme mortifère » et « masochisme gardien de vie ». Il nous faut donc revenir rapidement sur l’investissement objectal tel que le présente S. Freud (1915b) dans le couple d’opposés sadisme/masochisme :

« a) le sadisme consiste en une activité de violence, une
manifestation de puissance à l’encontre d’une autre personne prise comme objet.
b) cet objet est abandonné et remplacé par la personne propre. En
même temps que le retournement sur la personne propre, s’accomplit une transformation du but pulsionnel actif en but passif.
c) de nouveau est cherché comme objet une personne étrangère, qui, en raison de la transformation de but intervenue, doit assurer le rôle du sujet. Le cas c) est ce que l’on appelle communément masochisme »
(p. 26).

A partir de ce texte fondamental, B. Rosenberg travaille la culpabilité prégénitale, non liée au Surmoi oedipien, en proposant d’appeler cette culpabilité non érotisée sous le terme d’auto-sadisme : c’est le point b) développé par S. Freud dans lequel le besoin de tourmenter devient tourment infligé à soi-même, auto-punition et non masochisme : «  ‘Ainsi le lien spécifique entre auto-sadisme et culpabilité peut être reformulé en disant que l’auto-sadisme, c’est l’auto-punition. L’auto-punition est la culpabilité en tant que punition par le Surmoi propre appartenant à l’appareil psychique du sujet, alors que le masochisme est une punition infligée par le père oedipien, une hétéro-punition’  » (p. 46-47).

Nous croyons pouvoir dire que dans le sens de la fermeture, de la relation circulaire au produit toxique entraînant une relation causale de la souffrance, le « système » addictif permet l’ouverture vers un masochisme permettant de « réduire », de canaliser la fraction des pulsions destructrices internes autrement mortifères et dérivées du « noyau de culpabilité primaire ». Dans ce sens, la douleur ressentie et inévitable sera ramenée à la tyrannie de l’objet dans laquelle l’agression par l’objet est maîtrisable, formalisable et s’origine dans une attribution externe153. La souffrance (corporelle et non psychique), s’incarnera dans « le toxique » comme produit d’une rencontre « conflictuelle » qu’il est difficile de démêler en dehors de l’énoncé contradictoire sur l’origine. D’autre part, ce masochisme ressaisit ce qui dans la dialectique interne n’a pu correspondre à l’expérience rythmique d’attente-ajournement.
B. Rosenberg considère, dans cette perspective comment la satisfaction hallucinatoire du désir met en branle un noyau masochique primaire qui assure la continuité interne en permettant de supporter la situation de déplaisir : «  ‘c’est parce que l’état de détresse continue parallèlement à la satisfaction hallucinatoire, et qu’il augmente même, (... que) la question de la supportabilité de l’état de détresse reste entière et que ce déplaisir implique le masochisme pour comprendre sa supportabilité’  » (p. 66). Selon l’auteur, c’est cette apprentissage de la douleur, par essence masochique, qui permettra une co-exitation libidinale de l’état de tension. Ce masochisme primaire érogène, gardien de vie psychique reste nécessaire et indispensable aux premières modalités de l’intrication pulsionnelle. Si celui-ci est empêché, de par ce que nous avons établi des dysrythmies précoces (Cf. Partie 2), ce masochisme gardien de vie se transforme en masochisme mortifère. On peut aisément comprendre la succession typique de l’expérience addictive, satisfaction/manque, selon ce modèle, comme une tentative d’érotisation du douloureux face à l’échec de la réalisation hallucinatoire du désir.

Nous n’irons pas plus loin quant à savoir dans quelle mesure ce lien à l’objet d’addiction permet que se tisse paradoxalement une continuité de l’expérience sensorielle selon un accroissement de stimulation par essence masochique. D’une autre manière, il nous semble en avoir rendu compte à partir du modèle du pare-désinvestissement suggéré par P. Aulagnier.

Notes
153.

Perspective qui met en question le lien d’emprise, de la manière dont en rend compte P. Denis (1992).