Conclusion

Point n’est simple de conclure. Encore nous faut-il rendre compte de l’inachèvement de notre travail.

Aussi avons-nous tenté d’aborder la diversité du lien à l’objet d’addiction qui prend forme dans une rythmicité compulsionnelle, donnant une épaisseur pseudo-protectrice au monde sensoriel. Notre approche topique nous a amenés à souligner l’ancrage originaire de ces dysfonctionnements où l’objet d’addiction va opérer comme un système de contre-investissement mécanique et artificiel. Pris dans la symptomatologie de l’excès, nous avons vu comment le « trop » agit paradoxalement selon une (physio-)logique sécuritaire. Aussi, à partir de notre clinique mettant en cause la violence de passages à l’acte les plus tragiques (meurtre, viol, vol à main armée) nous avons pu considérer le rappel intempestif de l’objet d’addiction comme meilleure garantie de limitation de la satisfaction pulsionnelle. Ce n’est donc pas un hasard si en arrière-plan l’institution carcérale, qui vise à un contrôle minutieux des opérations du corps, deviendra une « solution » autant fuie que recherchée.

Nous avons proposé le terme de traumatisme de couverture comme modèle de régulation du traumatisme par le trauma addictif. Nous pouvons en élargir ces modalités en instituant l’objet d’addiction comme un objet ayant une fonction de couverture psychique. Dimension double puisqu’il sert à la fois de couverture tutélaire, couvrant les besoins du sujet (de la manière dont parle A. Green de la couverture maternelle), mais plus encore devrions l’entendre comme un objet qui camoufle brillamment ce qui dans la temporalité subjective est rendu difficile ou impossible à symboliser. Si M. Monjauze s’est particulièrement attachée à reformuler la problématique alcoolique en terme de « pseudo-organisateur », pour notre part nous avons précisé comment l’objet d’addiction, de par la dérivation psychique extra-territoriale qu’il suggère devient un opérateur psychique palliant les ratés des processus d’introjection. Aussi ne sommes-nous pas éloignés des travaux de M. Torok qui situe le fantasme d’incorporation comme une « magie récupérative » de l’objet là où l’introjection pulsionnelle n’a pu opérer. Nous avons vu comment dans le groupe Photolangage© la « communion incorporative » de l’objet d’addiction s’impose et est à l’origine de multiples répétitions, les impressions, les sensations du corps groupal étant figées et hantées par cet incorporât étrangement familier. J.-C. Rouchy (à partir des travaux de N. Abraham et M. Torok) constate comment dans les groupes l’incorporation (fantasme de la non-introjection), réalise au propre ce qui n’a de sens qu’au figuré par deux procédés : la « démétaphorisation » (l’incorporation prise dans le sens corporel) et l’» objectivation » (l’incorporation de l’objet permettant de dénier le sens de la perte).

A partir du concept d’identification projective (M. Klein, W.-R. Bion), de ses effets adhésifs (dans la relation de collage au produit) ou intrusifs (dans la relation à l’autre), nous avons envisagé comment la substance externe met en oeuvre les modalités de l’expérience sensorielle alors plus supportable et maîtrisable en spoliant toute autre existence subjective. Nous avons aussi développé comment le collage à un objet clivé offre des possibilités de discrimination des impressions sensorielles, de qualification des éprouvés et d’auto-perception de ce qui n’a pas été subjectivé ou/et doit resté dénié. Dans ce domaine nous avons repris les « métamorphoses » corporelles (durant la période d’ingestion du produit) comme une tentative de donner une profondeur, une épaisseur aux contenus émotionnels. A partir de là, nous avons vu comment dans l’espace d’addiction le corps est ramené à la perception, et le temps, réversible, devient une structure spatiale.

Pour autant, dans ce contexte, peut-on parler de « mécanismes addictifs » spécifiques ? Oui, dans la mesure où comme nous venons de le montrer, l’opérateur addictif prend une forme absolument singulière, propre pour chaque sujet en permettant sa survie à travers la répétition, la scansion de rythmes qui décomposent et recomposent le corps comme unique terrain du Je. S. Le Poulichet propose d’ailleurs de parler d’» identifications addictives inconscientes » qui renvoient à la fonction du corps étranger incorporé. Nous avons exploré les formes d’habitation du produit à partir des premières structures limitantes et contenantes du psychisme. Nous n’avons donc pas retenu le terme d’identification qui nous semble davantage engager une exigence « processuelle ». Aussi pouvons-nous admettre qu’un clivage fonctionnel (G. Bayle) étroitement associé aux effets adhésifs de l’identification projective sera fortement mobilisé dans le lien à l’objet d’addiction.

Le dernier axe de notre recherche est la réflexion qui nous tient le plus à coeur. Ce n’est que provisoirement que nous avons tenté de décrypté comment l’agir addictif revient comme seul point d’origine, sur un mode quantitatif, mettant en scène une « figure Une » qui prend la valeur d’un acte meurtrier. C’est à partir des « métamorphoses » corporelles  que nous avons énoncé comment ces « formes archaïques » viennent border le vide fantasmatique ne permettant plus l’organisation d’une causalité psychique ni l’écart entre le sujet et l’objet. En ce sens, de par nos développements précédents, nous avons été incités à cerner la problématique de l’intrus et de son irreprésentable sous l’auspice de la scène des parents-combinés (selon A. Ruffiot et F. Pasche). Lors de cette réflexion nous n’avons que peu rendu compte de l’organisation « sévère et cruelle » du Surmoi, issue des lourdes incapacités d’introjection. C’est pourtant de là que nous devons repartir pour explorer comment le lien à l’objet d’addiction, coûte que coûte, ne peut offrir tout au plus qu’un masochisme de couverture, selon une permutation toujours possible des lieux (psychique/externe) et des rôles (sujet/objet). Cela revient à reprendre la problématique de l’étrangeté, de l’intrusion du toxique et de l’emprisonnement au coeur de la problématique de la scène meurtrière.

Nous en avons pointé quelques aspects à partir d’un très beau texte de P. Aulagnier (« Quelqu’un a tué quelque chose »). Pour poursuivre il serait intéressant de développer dans quelles mesures le sujet « toxicomane » devient le dépositaire de ce qui dans le groupe familial est vécu dans une « toxicité » du lien ?

Une autre piste de travail susceptible de soulever la problématique du mauvais, de l’étranger et le passage du fantôme au fantasme serait de considérer comment la violence sacrificielle prend forme dans une dialectique paradoxale de négation de la négation (G. Rosolato, 1987). Si nous nous en sommes approchés avec A. Green (quant aux effets mortifères du « complexe de la mère morte »), c’est avec J. Gillibert (1978) que l’on peut comprendre comment « l’exercice du crime » de l’imago entre au service du processus d’individuation. Déjà là nous nous engageons dans un long procès, celui du tiers ; celui du tiers exclu qui dans les pathologies de l’addiction prend la forme d’un intrus spectral.

Cette remise en jeu rythmique de la mort, du danger, fait d’ailleurs alliance avec ce qu’actuellement on hisse au rang de la création artistique. Le modèle du héros est celui du psychopathe qui dès le jour de sa naissance joue au présent son voyage remémoratif. De Pulp Fiction à Fight Club, la multi-sensorialité est réduite au culte de l’immédiat et les croisades contre la douleur exigent une mort de la pensée réduite à l’acte, contrefaçon du véritable marché fantasmatique. Dans ce déclin du qualitatif au profit du quantitatif, le langage de l’art fait resurgir ce qui est resté en panne idéologique, ce qui n’a pas été intégré dans le groupe social, le discours religieux... Tous les exercices de maîtrise sociaux, physiques, psychiques, font resurgir ces forts points de négativité qui s’installent dans une idéologie qui combat toute forme d’exclusion, quelle qu’elle soit, prônant la disparition de toute frontière. Dans ce contexte le facteur d’intégration, passeport de la modernité, devient une valeur caractéristique des restes marginalisés ne pouvant être traités dans le « marché commun ».