4-1 La plasticité cérébrale

Un autre phénomène important est celui de la plasticité cérébrale. En effet, face à une lésion corporelle ou corticale, ou face à un comportement spécifique, les représentations corticales se réorganiseraient sous l’action d’un réaménagement fonctionnel du traitement de l’information au niveau de l’écorce cérébrale.

Une telle plasticité a déjà été mise en évidence chez le rat et notamment chez la rate avec une modification des représentations cutanées ventrales, lors de la période d’allaitement des petits (Xerri, Stern, et Merzenich, 1993). Recanzone, Merzenich et Jenkins (1992) ont également montré que l’élargissement de la représentation corticale était directement corrélé avec les capacités perceptives. Ils ont notamment travaillé sur les entraînements tactiles chez les singes.

Des études tendent à prouver qu’une telle plasticité cérébrale s’opère chez l’homme (Pons, 1996). Nous nous sommes particulièrement intéressés au cas de l’activation du cortex visuel primaire des aveugles de naissance lors de la lecture du Braille et aux modifications corticales issues d’un apprentissage du Braille (Hamilton et Pascual-Leone, 1998).

Pascual-Leone et Torres (1993) ont observé que la représentation sensorielle des doigts utilisés lors de la lecture unimanuelle du Braille était supérieure à celle des doigts de la main non lectrice, de celle de voyants ou encore de celle d’aveugles non braillistes. Deux phases seraient responsables de cet élargissement :

  • une première rapide et transitoire serait due à un masquage des connexions ou à une sur-régulation de l’efficacité synaptique.
  • une seconde, plus lente mais plus stable.

Dans le même sens, Sterr, Müller, Elbert, Rockstroch, Pantev et Taub (1998) ont démontré que la représentation corticale, autrement dit la carte corticale des différentes zones du corps, pouvait être sujette à une redistribution de l’espace imparti selon les individus. Ainsi, les lecteurs braillistes utilisant plusieurs doigts pour la lecture, présenteraient une activation corticale plus étendue que les lecteurs utilisant un seul doigt, ou que les voyants aveuglés. Des études semblables ont mis en évidence un même phénomène mais cette fois, pour des instrumentistes à corde qualifiés (Elbert, Pantev, Wienbruch, Rockstroh et Taub, 1995) avec une sur-représentation des doigts utilisés lors de l’activité musicale, par rapport à un groupe contrôle, mais pas des doigts non impliqués dans le maniement des cordes. Ces données montrent que l’entraînement intensif d’une activité permet une réorganisation corticale. Ceci implique inversement un phénomène d’apprentissage avec la création de nouvelles connexions autorisant une automatisation ou du moins une plus grande rapidité et une plus grande précision de traitement.

D’autre part, Sadato, Pascual-Leone, Grafman, Ibanez, Deiber et Dold (1996) et Sadato, Pascual-Leone, Grafman, Deiber, Ibanez et Hallett (1998) ont montré, en utilisant une technique de PET (Tomographie à Emission de Positons), que le cortex occipital des aveugles précoces était activé lors de discriminations tactiles alors que celui des voyants ne l’était pas. Les discriminations tactiles étaient de plusieurs types, avec une discrimination de propriétés spatiales (angles, largeurs) et une discrimination de mots et de non-mots en braille. Il semblerait que le cortex occipital, sous-utilisé du fait de la cécité, soit alloué à de nouvelles fonctions. Ici, toutes les tâches de discrimination haptique ont activé les aires visuelles des aveugles précoces, dans les deux hémisphères. En revanche, une tâche de perception tactile pure, c’est-à-dire sans mouvement exploratoire, n’a pas mis en évidence une implication des aires visuelles. Ceci laisse entendre que les aires visuelles des aveugles précoces participent au traitement des informations haptiques mais pas au traitement des informations cutanées. Ces données apportent peut-être un élément de réponse à l’échec de validité de l’hypothèse de vicariance organique (Bertalanffy, 1980) selon laquelle les compétences des modalités sensorielles non déficientes seraient supérieures à celle d’un sujet non déficient. Ainsi, des sujets aveugles auraient de meilleures perceptions tactiles ou auditives. Or, les recherches prouvent que la perception des informations cutanées n’est pas améliorée par la cécité. L’amélioration des performances n’est pas en terme de perception mais de mode exploratoire. L’utilisation des aires visuelles pour d’autres tâches nécessite une capacité de réorganisation corticale pour que le cortex occipital, ordinairement dévolu au traitement des informations visuelles, accepte de traiter des informations non visuelles. Nous pouvons trouver une illustration supplémentaire de ce phénomène dans une autre étude.

Cohen, Celnik, Pascual-Leone, Corwell, Falz, Dambrosia et al, (1997) ont infligé des stimulations magnétiques transcrâniennes dans le cortex occipital de sujets voyants et aveugles lors de la lecture de lettres en Braille. Ils ont observé une perturbation des performances des aveugles mais pas des voyants, alors que dans les mêmes conditions, mais pour des stimuli visuels, les performances visuelles des voyants étaient altérées. Cette réorganisation du cortex cérébral expliquerait pourquoi les personnes recouvrant la vue après de longues années de cécité, souffrent d’anomalies dans la perception visuelle. L’espace cortical visuel serait investi par la modalité tactile. De ce fait, l’analyse visuelle et la reconnaissance de formes même simples, comme un cube ou une sphère, deviendraient délicates voire impossibles (Hamilton & Pascual-Leone, 1998). Le cortex occipital pourrait ainsi être recruté pour le processus de traitement de l’information spatiale tactile.

Du fait des difficultés rencontrées par les sujets aveuglés pendant une longue durée et recouvrant la vue, l’hypothèse d’un transfert intermodal des informations ne peut être validée. L’association visuo-spatiale ne peut apparemment être générée et maintenue que si les deux modalités sont expérimentées simultanément. Sinon, comme nous l’avons vu dans l’exposé précédent, les capacités individuelles à employer et à transférer l’information spatiale entre les modalités sensorielles peuvent être entravées.

Hamilton et Pascual-Leone (1998) ont voulu savoir quelles étaient les différentes contributions, en fonction du temps, du cortex strié occipital et du cortex somatosensoriel sur le processus de discrimination tactile, chez des sujets aveugles précoces, experts en lecture Braille. Précisons que les auteurs envoyaient une impulsion de TMS (transcranien magnetic stimuli) sur les cortex en question après un délai variable de présentation des stimuli tactiles. Deux points essentiels ont émergé :

  • Lorsque le TMS était appliqué au cortex somatosensoriel et pour un délai de traitement de 20 à 40 ms, la détection de stimuli périphériques (stimuli tactiles) était impossible. Les sujets n’avaient pas conscience d’avoir touché un stimulus tactile.
  • Lorsque le TMS était infligé sur le cortex strié et pour un délai de 50 à 80 ms, le processus de traitement était interrompu : les sujets réalisaient la présence d’un stimulus, mais étaient incapables de dire s’il s’agissait d’une lettre Braille réelle ou non.

Ainsi, il semblerait que le cortex strié occipital et le cortex somatosensoriel aient des implications différentes dans le traitement de stimuli tactiles. De plus, la différence de délais de traitement serait due au transfert de l’information entre le cortex strié et le cortex somatosensoriel. Deux hypothèses de transfert sont envisagées. La première serait que des connexions thalamo-corticales parallèles existeraient pour les deux cortex. La seconde impliquerait des connexions cortico-corticales entre cortex occipital et cortex somatosensoriel. Les données neurophysiologiques semblent privilégier la seconde hypothèse (Hamilton et Pascual-Leone, 1998). Ces connexions cortico-corticales permettraient au cortex occipital d’intervenir dans le traitement des informations tactiles.