6-1-2 Le rôle de la mémoire

Toutefois, le rôle de la mémoire dans les situations de transfert intermodal n’est pas à négliger. Dans la modalité visuelle, deux types de mémoire ont été distingués : la mémoire explicite ou épisodique et la mémoire implicite.

La mémoire explicite est un système de conservation des informations marquées temporellement, c’est-à-dire qu’elles rassemblent tous les événements (ou épisodes) vécus par la personne qui les a encodées.

La mémoire implicite quant à elle, agirait à un niveau pré-sémantique et pré-lexical. Elle ne serait pas liée au contexte et traiterait donc les propriétés physiques des objets indépendamment de leur sens (Tieberghien, 1994 ; Hatwell, 2000). La mémoire implicite récupérerait les informations encodées sous contrôle sensoriel et serait donc plus performante lorsque l’encodage est de type perceptif. Ainsi, une tâche portant sur des éléments perceptifs comme le comptage des barres contenues dans un stimulus favoriserait la récupération des informations de la mémoire implicite, tandis qu’un traitement de plus haut niveau, comme l’indication de la fonction d’un objet privilégierait la récupération des informations en mémoire explicite.

Le rôle du contexte et du rappel des événements vécus dans la mémoire explicite, implique cette dernière dans le processus de reconnaissance des objets, alors que l’indépendance par rapport aux contextes et aux événements antérieurs permet à la mémoire implicite de traiter des informations intervenant dans l’identification des objets (Srivinas, Greene et Easton, 1997).

Cette distinction entre mémoire explicite et mémoire implicite a des conséquences sur les données expérimentales lors des transferts entre les modalités haptiques et visuelles. Ainsi, les tâches requérant la mémoire explicite sont affectées par les changements de modalités mais pas celles concernant la mémoire implicite (Srivinas, Greene et Easton, 1997). La situation intramodale offre donc de meilleures performances de reconnaissance (mémoire explicite) que le transfert intermodal alors que les deux conditions présentent des performances stables lors des tâches d’identification impliquant la mémoire explicite (Hatwell, 2000). De ce fait, l’hypothèse de l’amodalité soutenue par les Gibson (E et J) est partiellement ruinée.

Un recodage est donc nécessaire. Nous savons à présent que ce recodage n’est pas immédiat et intervient différemment selon le type d’information extrait et selon l’implication des mémoires explicite et implicite. Si une asymétrie existe entre les transferts intermodaux et les situations intramodales selon le type de mémoire concerné, une autre asymétrie a été observée entre les conditions intermodales haptique-vision et vision-haptique (Hatwell, 1986, 1994). Pour expliquer ce phénomène Pick et Saltzman (1970) ont proposé un recodage dans la modalité dominante. En effet, les modalités sont plus ou moins spécialisées et performantes dans un domaine, ainsi la vision est particulièrement adaptée au traitement des propriétés spatiales, alors que la modalité haptique, en raison de ses données anatomo-physiologiques l’est beaucoup moins. De ce fait, les informations spatiales issues de la modalité haptique seraient recodées dans la modalité visuelle. Ceci est vrai également pour les autres modalités. D’une façon générale, lorsqu’une modalité est plus performante que les autres dans un domaine particulier, un recodage des informations issues des autres modalités et concernant ce domaine s’effectuerait dans celle-ci. Ce recodage dans la modalité dominante permet d’expliquer qu’en cas de conflit entre les modalités visuelle et haptique, le conflit est entièrement résolu par la vision, au détriment des informations haptiques (Rock et Victor, 1964  ; McGurk et Power, 1980 ; Misceo, Herhberger et Mancini, 1999 ; Miller, 1972). Ces données expérimentales sont renforcées par les travaux de Lederman, Thorne et Jones (1986) sur les deux composantes de la texture. Le matériel était composé de papiers abrasifs. En effet, si Lederman et Abott (1981) ont observé une réponse de compromis entre la vision et le toucher, c’est-à-dire une moyenne entre les informations issues de la modalité haptique et celles issues de la modalité visuelle, pour les tâches d’évaluation de textures, lorsque les deux composantes de la texture (rugosité et densité spatiale) étaient séparées, les réponses de compromis ont laissé place à une réponse plus différenciée en fonction de la composante testée. Pour les conditions de rugosité, la réponse montrait une dominance haptique, alors que pour celle de densité, la réponse privilégiait les données visuelles. Or, la rugosité est une propriété matérielle parfaitement traitée par la modalité haptique (Lederman et Klatzky, 1993) tandis que la densité appartient au domaine des propriétés géométriques donc spatiales qui sont traitées de manière privilégiée par la vision. De plus, comme les informations spatiales sont recodées dans la modalité visuelle, ce type de recodage permet de justifier les faibles performances des aveugles de naissance par rapport aux aveugles tardifs et aux voyants aveuglés dans les tâches spatiales (Hatwell, 1994).