6-3-2 L’incidence du statut visuel sur les représentations

Un parallèle peut d’ailleurs être établi avec le traitement de l’information visuelle (Boucart, 1996). La représentation graphique nécessite par conséquent une expérience visuelle ou du moins, une initiation de ces codes. Or, les aveugles congénitaux s’intéressent à l’art et pratiquent parfois eux-mêmes, une activité artistique (Uldry, 1995). Cependant, les peintures ou autres représentations planes leur sont difficilement accessibles sans accompagnement verbal. Mais dans ce cas, pouvons-nous encore parler de représentations visuelles ? Toutefois, Kennedy, Gabias et Nicholls (1991) et Kennedy (1997), montrent que les enfants aveugles ont intégré certains concepts du dessin comme le contour ou la non représentation des parties non visibles, peut-être pourrions nous dire également des parties non touchées. En effet lorsqu’un objet est touché uniquement sur un côté, les informations sur l’autre côté ne sont pas accessibles. Ce concept est particulièrement intégrable pour des aveugles du fait de la séquentialité du toucher. Mais ces notions ne sont peut-être pas suffisantes pour décoder un dessin. D’autant plus que les aveugles congénitaux sont vites dépassés par la perspective (Heller et al., 1996). De ce fait, le matériel pédagogique adopte plutôt une représentation des objets tri-dimensionnels, par projection orthogonale, avec la décomposition des objets côté par côté (Morice, 1992 ; Bris et Morice, 1995). D’autres représentations optent plutôt pour une représentation éclatée des dessins, où les yeux, les oreilles et la bouche d’un bonhomme sont représentés à côté de la tête et les membres détachés du tronc (Poncer, 1986). Cependant, ces décompositions des parties, que ce soit sous la forme de projection orthogonale ou de démembrement, pose la question de la reconstruction de l’unité perceptive. En effet, si l’objet peut être appréhendé directement comme le suppose le principe de l’affordance (Gibson, 1966), le morcellement des éléments d’un objet va rendre la reconnaissance complexe voire impossible. Dans cette situation, le sujet devra analyser chaque partie pour en créer une représentation, avant d’assembler toutes ces représentations en une seule. Les coûts mnésiques et attentionnels sont donc très importants et ces modes de représentations potentiellement contestables. Toutefois, s’ils n’offrent pas de solutions miracles, ils ont au moins l’intérêt de proposer des tentatives de substitution et des pistes de réflexion. Ce phénomène est renforcé par le fait que les aveugles congénitaux, privés d’expérience visuelle, ne peuvent pas activer des représentations visuelles à partir des informations haptiques et donc n’accèdent pas ou peu à l’identification. L’identification ne survenant que sur la base des représentations haptiques. Rappelons que seuls 10% des dessins ont été identifiés. D’autre part, les résultats des sujets testés au test du VVIQ (visual vividness imagery questionnaire) révèlent de faible capacité d’imagerie (Klatzky et Lederman, 1987). Cependant, lorsque ce ne sont plus des dessins d’objets mais des représentations de figures géométriques (Heller, 1989), les performances des aveugles de naissance sont identiques à celles des aveugles tardifs, pour une tâche d’appariement de figures. Or, les formes géométriques sont des formes de base présentes dans tous les objets (Biederman, 1987). Ainsi, le goulot d’une bouteille ou d’un bol est un cercle ; une feuille ou une enveloppe, un rectangle... Ces formes géométriques sont donc représentées en mémoire quel que soit le statut visuel des sujets et indépendamment de la modalité visuelle.

Les aveugles tardifs, quant à eux, ont bénéficié d’une expérience visuelle et conservent par conséquent des représentations visuelles. De plus, ils ont une certaine expérience de la modalité haptique. Ces sujets associent donc des expériences visuelles et haptiques, ce qui les rend plus performants dans les tâches d’identification d’objets, que les aveugles congénitaux et les voyants sous occlusion visuelle momentanée (Heller, 1989). Cependant, lorsque les objets sont complexes, la séquentialité du toucher rend le traitement des informations excessivement difficile. Ainsi, Hatwell et Martinez-Sarrocchi (2000), nous révèlent que les oeuvres de Camille Claudel démotivent un nombre considérable d’aveugles, même passionnés d’art, en raison de la multitude de détails contenu dans les oeuvres de cette artiste.

Les voyants sont experts en modalité visuelle mais peu familiarisés aux tâches haptiques. Ceci les rend relativement longs dans leur exploration même pour des tâches d’appariement de figures géométriques (Heller, 1989). Dans ces conditions, un entraînement haptique devrait leur permettre de se construire une expérience et d’améliorer ainsi leurs performances. Si ce n’est pas le cas, cela signifierait que le modèle par appréhension directe n’est pas suffisant à expliquer ces résultats. Auquel cas, nous pourrions envisager de reconsidérer notre position sur le modèle par médiation d’image, du moins dans une certaine mesure.

En effet, tout en doutant de l’existence d’un traducteur visuel précoce, nous ne pouvons rejeter l’idée selon laquelle les sujets cherchent à transformer les informations haptiques en informations visuelles pour se créer une représentation visuelle de l’objet touché qui leur est plus familière. Si les sujets cherchent directement à visualiser l’objet alors qu’il n’y a pas de possibilité de traduction, ils vont se retrouver dans une impasse. C’est-à-dire qu’ils seront d’une part, dans l’impossibilité de visualiser correctement l’objet touché et d’autre part, ils seront amenés à écarter le travail de construction de représentation haptique afin de libérer le maximum d’espace en mémoire pour tenter la traduction visuelle des informations haptiques. En effet, la séquentialité de l’exploration haptique contraint fortement la mémoire (Lederman, Klatzky, Chataway et Summers, 1990), il est donc difficile de construire en parallèle une représentation haptique et une représentation visuelle. Ainsi, il est probable que les voyants aveuglés cherchent en grande majorité à recoder les informations haptiques en informations visuelles puis que, peu à peu, ils abandonnent cette méthode vouée à l’échec pour s’engager dans un processus d’appréhension haptique directe. Toutefois, lorsque les stimuli sont des formes géométriques simples, le traitement en parallèle sera plus aisé. Et ce, d’autant plus facilement que les sujets pourront mettre en place un mode de recherche de l’information ciblée. De plus, une grande variabilité interindividuelle peut exister avec des sujets qui persistent dans une voie sans issue et d’autres qui envisagent des solutions vicariantes. L’écart-type pourra donc se révéler important pour ce groupe. Ce point de vue justifie la différence entre les notions de déficit et de handicap : à déficit égal, le handicap pourra être très différent selon les individus. L’une des raisons de cette variabilité du niveau de handicap résulte peut-être de cette capacité à sortir d’un cadre de référence pour en investir un autre. Nous retrouvons ce type de difficulté dans le cadre des résolutions de problèmes (Bastien, 1997 ; Richard J.F, 1998). Ainsi, des aveugles tardifs pourraient persister dans un raisonnement visuel alors même que cette modalité est indisponible, et être par conséquent plus handicapés qu’un sujet qui aurait changé son mode de raisonnement. De ce fait, ce groupe peut également intégrer des personnes qui vont essayer de résoudre une tâche haptique par un raisonnement impliquant la modalité visuelle, et ce d’autant plus pour des représentations basées sur une représentation visuelle comme des dessins d’objets. De ce fait, ce groupe peut aussi contenir une grande variabilité interindividuelle, contrairement aux aveugles congénitaux, qui n’ayant jamais eu de représentations visuelles ne vont pas tenter un recodage visuel des informations haptiques.

Nous envisageons donc le modèle par médiation d’image non pas comme un modèle permettant un traitement efficient, mais comme un modèle de ce que les sujets tendent à effectuer. Toutefois, il est envisageable de penser que certaines informations haptiques vont activer en mémoire des informations ayant une trace commune (Ninio, 1996), et donc que dans certaines situations, l’expérience visuelle soit une aide à l’identification (De et Cornoldi, 1988). Heller et al. (1996) montrent que les aveugles précoces obtiennent seulement 37% de réussites lors d’identifications de dessins en relief, même lorsque le nom de la catégorie de l’objet est donné, contre 70% pour les voyants et les aveugles tardifs.

D’ailleurs, des traitements en parallèle existent. Ainsi, la vision peut parfaitement remplacer le toucher et inversement, en raison des capacités de ces modalités à traiter des événements identiques ou très proches, et ce même si la vision semble plus efficiente que le toucher dans la médiation des perceptions (Warren et Rossano, 1991). Les deux modalités ne sont pas seulement différentes, elles sont aussi complémentaires. Les interactions entre la vision et le toucher sont donc très complexes.