6-4 Les relations intermodalitaires

Le transfert intermodal signifie qu’« une information reçue à travers une modalité est utilisée correctement par une autre modalité » (Hatwell, 1994). Il intervient dans deux situations. Les perceptions issues de différentes modalités :

Deux courants explicatifs des transferts intermodaux se sont confrontés. Le premier postule que les transferts intermodaux se construisent au cours du développement des différentes modalités : les modalités étant séparées à la naissance et s’associant par la suite. Le second courant s’est surtout développé dans les années soixante, autour des travaux des gestaltistes. Ces derniers considèrent que les modalités ne sont pas différenciées au niveau des percepts. C’est-à-dire que les sensations seraient spécifiques à chaque modalité mais transmettraient des informations amodales donc identiques pour toutes les modalités.

A ces courants opposés et extrémistes, nous préférons des conceptions plus nuancées telle que l’approche de Ninio (1996). Cette approche suppose l’existence en mémoire de traces sommaires pour chaque modalité et comportant des indications capables d’activer les traces liées aux premières, dans les autres modalités. Les informations seraient ainsi spécifiques à chaque modalité mais un fragment de ces informations permettrait d’activer en mémoire les informations semblables, détenues par les autres modalités. Dans la même lignée, nous retrouvons l’approche de Stréri (1991, 2000). Pour cet auteur, toutes les modalités sont compétentes pour détecter des invariants, mais il n’y a pas d’amodalité. C’est-à-dire que toutes les modalités sont spécifiques, seules quelques informations sont susceptibles d’être extraites par toutes les modalités mais avec une « méthode » propre à chacune. Si Stréri accepte une possibilité de transfert primitif entre les modalités à la naissance pour permettre une unité des sens, elle réfute totalement cette idée pour les adultes. Il n’y a pas de transfert direct entre les modalités chez l’adulte. Le transfert nécessite une médiation qui reste à définir mais qui passe peut-être par le langage, la voie motrice ou l’image. En effet, chaque modalité impose des contraintes au système, qui de ce fait ne peut communiquer directement avec les autres. Les données neurophysiologiques semblent valider cette hypothèse d’une intégration précoce des conduites entre modalités puis de spécialisation. Cette spécialisation dépendrait des contraintes biologiques et fonctionnelles de chaque système (Stréri, 2000).

Ainsi les informations unimodalitaires ne peuvent pas être recodées précocement dans une autre modalité. En revanche, nous avons vu qu’une partie de l’information pouvait activer des représentations issues d’une autre modalité (Ninio, 1996). Une fois que ces représentations ont été activées, le sujet peut parfaitement traiter et analyser ces données en se basant sur la nouvelle modalité. Le recodage interviendrait donc à ce niveau et à partir de l’activation des représentations stockées en mémoire, comme l’illustre parfaitement le modèle par appréhension haptique directe de Klatzky et Lederman (1987). Le traitement est d’abord strictement modalitaire, avant de déboucher sur des représentations communes qui permettront des transferts entre modalités et des traductions.

Nous avons vu précédemment, que l’une des grandes différences entre la vision et le toucher, résultait de la prise d’informations. Alors que la perception haptique est une perception fragmentaire et successive (Hatwell, 1986), la perception visuelle est holistique c’est-à-dire globale. En effet, si la perception visuelle nécessite un balayage de la scène et des saccades oculaires, le traitement est rapide et permet d’obtenir rapidement une vue d’ensemble. A contrario, la perception haptique oblige à une exploration morcelée. Elle résulte de l’extraction et de la recombinaison d’informations partielles pour former une perception globale (Revesz, 1950). Ces différences ont des conséquences sur les relations intermodales. En effet, les données expérimentales mettent en évidence une asymétrie dans le transfert au cours du développement de l’enfant. Ainsi, des bébés de deux mois sont capables de transférer des informations du toucher à la vision mais pas de la vision au toucher (Stréri, 1987) alors qu’à cinq mois, l’inverse se produit (Stréri et Pêcheux, 1986).

Le processus de traitement de la modalité visuelle va du plus simple au plus complexe, c’est-à-dire qu’à partir des informations sur la fréquence spatiale et les changements d’intensité lumineuse, le sujet extrait des formes de bas niveau, appelées cônes généralisés (Marr 1982) ou géons (Biederman 1987). Ces formes de base sont constitutives de toutes les autres formes. Ainsi, le traitement va du plus simple au plus complexe, tout en gardant une vue d’ensemble de l’objet.

Au contraire, la modalité tactile, en raison de ces multiples entrées et de sa séquentialité, va traiter les informations parties par parties. Les informations extraites seront donc des propriétés : rugosité, texture, angles,... Propriétés qu’il va falloir rassembler en une représentation unifiée. Le traitement est donc long et complexe. Le bébé à deux mois peut ainsi reconnaître tactilement un objet perçu visuellement au préalable, parce que la représentation globale qu’il a de l’objet lui permet de reconnaître des propriétés de texture ou de forme. Par contre, à partir des propriétés isolées extraites d’un objet touché, il ne pourra pas former la représentation globale nécessaire pour reconnaître visuellement l’objet (Hatwell, 1986 ; Stréri, 2000). Le passage d’une représentation globale à une représentation partielle et fragmentée est possible mais l’inverse est beaucoup plus compliqué. Pour tester cette hypothèse Stréri et Molina (1994) ont proposé à des bébés de deux mois des stimuli visuels appauvris. Dans ce cas, le transfert vision-toucher est possible. Le traitement du volume serait donc plus tardif (quatre mois) que le traitement de la forme dans le développement de l’enfant. Ces résultats confortent la théorie d’une construction du volume à partir d’invariants issus des « lois de l’organisation perceptive » établies par les gestaltistes et sont en accord avec les théories de Marr (1982) et de Biederman (1987), tout au moins au niveau de la perception visuelle. En effet, en ce qui concerne le transfert toucher-vision, les résultats montrent que les bébés prêtent attention à des éléments spécifiques comme le contour et non à l’organisation globale du dessin. Le traitement perceptif haptique diffère donc du traitement visuel. Mais ceci n’explique pas l’inversion du transfert à cinq mois. Une autre explication prend alors le relais. A deux mois, la main du bébé n’a pas encore acquis une fonction de transport comme c’est le cas à cinq mois. La seconde explication de ce phénomène résiderait donc dans la contrainte imposée par la maturation du système. L’apparition de la fonction instrumentale de la main à cinq-six mois perturberait dans un premier temps, la fonction perceptive. Or, cette fonction perceptive assure le contact et la connaissance de l’environnement (Stréri, 2000). Le bébé ne parviendrait donc plus, à ce moment de son développement, à extraire les informations haptiques lui permettant de reconnaître visuellement l’objet. Cette idée est renforcée par le fait qu’à six mois, le transfert toucher-vision réapparaît (Rose, Gottfried et Bridger, 1981). Stréri (2000) conclut que d’innée, sous sa forme primitive, l’unité des sens se construit ensuite, afin que l’enfant puisse maintenir ou rétablir une relation avec son environnement.