2-2-5-3 Les représentations d’objets en mémoire

2-2-5-3-1 La catégorisation :

Selon la situation contextuelle, la recherche d’informations sera différente. Dans le cas d’un processus de diagnosticité de haut en bas, la recherche va être dirigée par les connaissances du sujet. Dans le cadre du processus de bas en haut, la recherche sera dirigée par les données obtenues au cours de l’exploration. Les connaissances doivent donc être accessibles dans les deux situations.

Rosch et al. (1976) ont proposé un processus d’identification des objets, médiatisé par l’accès à une mémoire sémantique en trois niveaux :

  • la super-catégorie : c’est le niveau le plus abstrait. Les objets sont classés selon leur fonction. (exemple : transporter)
  • la catégorie de base : c’est le niveau le plus général. Les objets sont classés selon leur similarité de forme, leurs programmes moteurs communs, le nombre d’attributs physiques partagés par une même classe d’objets. (exemple : voiture)
  • la sous-catégorie : c’est le niveau le plus spécifique. Chaque exemplaire est représenté individuellement. (exemple : 2CV)

Dans ce modèle, le niveau d’entrée des représentations sémantiques, se situe au niveau de base. Ainsi, à partir de nos connaissances sur le niveau de base, nous pourrons rechercher des caractéristiques spécifiques et retrouver le nom de l’exemplaire. De même, si nous n’avons pas de connaissances sur la catégorie de base, nous pourrons y accéder à partir d’indices de formes ou d’attributs physiques,...

Cependant, la limite de ce modèle réside dans l’obligation pour les exemplaires d’être typiques * . Or, il existe des exemplaires non typiques. Ainsi, dans la catégorie de base oiseau, nous retrouvons à la fois des moineaux, des autruches et des pingouins. Ces oiseaux sont très différents, pourtant ils appartiennent à la même catégorie. Est-ce qu’un moineau est plus typique qu’une autruche ou un pingouin ?

Pour tenter de résoudre ce problème, nous allons nous intéresser à deux courants de pensée. Ces deux approches nous conduirons à une réponse commune. Le premier courant consiste à dire qu’il n’y a pas un exemplaire typique mais que chaque catégorie dispose d’un prototype. Un prototype est une représentation abstraite des exemplaires d’une catégorie. Ainsi, le prototype est représentatif de tous les exemplaires d’une catégorie. Cependant, cette notion de prototype suppose une construction.

Le second courant propose de conserver la notion d’exemple typique. Ce point de vue n’impose pas la création d’une représentation prototypique, à partir de tous les exemples d’une catégorie. Un exemple particulier va représenter tous les autres. C’est la théorie de l’exemplaire.

Ces deux approches sont très semblables et expliquent les mêmes phénomènes. La seule grande divergence entre elles, tient dans la question de la construction d’un exemplaire prototypique ou de la sélection d’un exemplaire représentatif. Ce débat dépassant le cadre de notre recherche, nous ne prolongerons pas cette discussion. En revanche, ces deux courants sont intéressants car ils prennent en considération le contexte dans lequel le sujet vit. Ainsi, le prototype ou l’exemplaire représentatif sera différent selon le lieu de résidence des sujets. L’autruche sera sans doute plus représentative de la catégorie oiseau pour un australien que pour un inuit, qui privilégiera plutôt le pingouin, ou pour l’européen, pour qui oiseau, évoquera plutôt un moineau. Dans ce cas précis, la forme et la taille auront un rôle important. Lederman et Klatzky (1990) ont étudié l’influence du niveau de catégorisation sémantique sur le processus d’identification des objets. Pour cela, elles ont demandé à des sujets de déterminer par quelle propriété ils allaient différencier des paires de noms d’objets. Les noms étaient choisis soit à un niveau de base soit à un niveau super-ordonné (super-catégorie). Les résultats ont montré une préférence pour la propriété de forme mais seulement pour les paires de noms appartenant à la catégorisation de base. Ces analyses illustrent bien le caractère abstrait de la catégorie super-ordonnée. De même, elles mettent en évidence l’importance de la familiarité, au niveau de la catégorie de base. Plus un objet est familier, plus sa représentation sera facilement accessible en mémoire. De plus, il est nécessaire de construire des représentations du plus grand nombre d’exemplaires possibles. Si nous ne connaissons dans la catégorie de base oiseau, qu’un seul exemplaire, par exemple le moineau, il nous sera difficile d’admettre dans cette catégorie, des exemplaires comme le pingouin, le perroquet, le flamant rose ou l’autruche. La quantité d’expériences est donc primordiale.

Pour les aveugles précoces, la représentation d’un objet passe nécessairement par d’autres canaux que la vision. Or, certains objets sont difficilement appréhendables par le toucher. Par exemple, un immeuble ne pourra être exploré qu’à l’aide d’un modèle réduit. La taille réelle ne sera intégrée que par des informations verbales sur la hauteur, par expérience (nombre de marches ou d’étages gravis pour atteindre le dernier niveau), parfois par la modalité auditive (une personne appelant du dernier étage peut donner une indication sur la hauteur de l’immeuble),... De même, les animaux sauvages se laissent rarement caresser. De ce fait, l’exploration haptique sera cantonnée à l’exploration de peluches et autres représentations, ce qui restreint grandement l’information. Toutefois, ces représentations ont le mérite de donner accès à l’objet. Il est donc fondamental que les aveugles puissent accéder à ces représentations pour qu’ils puissent se créer leurs propres représentations sur les objets et les classer par catégories.

Si nous reprenons le modèle de Klatzky et Lederman sur l’appréhension directe, certes les représentations communes aux modalités visuelle et haptique n’existeront toujours pas, mais les représentations haptiques seront plus étoffées. Or, nous avons vu que les aveugles ont une connaissance de certaines conventions du dessin et sont capables de dessiner (Kennedy, Gabias et Nicholls, 1991 ; Kennedy, 1997 ; Uldry, 1995). Ils peuvent donc représenter des objets à plat tout en intégrant des critères de profondeur ou encore de mouvements. De ce fait, la multiplication des expériences auprès d’objets leur permettra d’extraire les propriétés pertinentes d’un dessin, d’activer en mémoire des représentations et d’accéder ainsi à l’identification de l’objet. Le handicap résultant de leur déficit visuel aura donc été partiellement pallié. Nous sommes au cœur même de la théorie de la vicariance (Reuchlin, 1978).

Jusqu'à présent, nous avons étudié le rôle de la catégorisation et de la familiarité des objets, sans oublier le rôle des connaissances du sujet sur l’objet, sur le processus de recherche de l’information, et comment les propriétés sont extraites à l’aide des procédures exploratoires. Voyons à présent comment les procédures exploratoires sont intégrées dans la recherche de dénomination ou de reconnaissance d’un objet.

Notes
*.

Typique : un exemplaire est qualifié de typique lorsqu’il est représentatif d’une catégorie, c’est-à-dire lorsqu’il possède tous les attributs communs à la classe.