2-5-2-1 Discussion

Au niveau des doigts d’exploration, nous avons constaté une diminution des utilisations des doigts entre les épreuves. Cette diminution relate l’utilisation sélective d’un doigt ou de plusieurs au dépend d’une utilisation alternée des deux, au cours d’un même item. En ce qui concerne les différences intergroupes, nous pouvons dire que les voyants utilisent indifféremment les deux stratégies lors de leur exploration, alors que les aveugles tardifs et précoces privilégient une exploration à plusieurs doigts. D’autre part, les voyants changent plus souvent de stratégies que les aveugles. De même, la diminution du nombre d’utilisation des doigts s’observe essentiellement chez les voyants. Cette importante diminution, à la fois du nombre d’emploi de la stratégie d’exploration avec un doigt et de la stratégie plusieurs doigts, s’explique par la diminution d’utilisation des procédés de suivi de contour impliquant obligatoirement un doigt et de la métrique M2 nécessitant un doigt ou plus. En résumé, le rapport entre un doigt et plusieurs n’a pas évolué, en revanche, il y a moins de changements de stratégies au cours des items.

Au niveau des procédés d’exploration haptiques, les résultats indiquent que des différences existent entre les voyants et les aveugles précoces. En revanche, les aveugles tardifs prennent une place intermédiaire entre ces deux groupes. Ils sont comparables aux voyants et aux aveugles précoces sur les procédés Enveloppement, M1 et M3. Toutefois, les voyants et les aveugles précoces ne tendent à différer sur ces procédés que pour M3. En revanche, les aveugles tardifs diffèrent des voyants et sont semblables aux aveugles précoces au niveau du suivi de contour. Ainsi, contrairement à ce que nous pensions, le suivi de contour n’est pas un procédé très utilisé par les aveugles tardifs. Cependant, si les voyants l’utilisent intensément lors de l’épreuve 1, la diminution est très significative à l’épreuve 2, ce qui n’est pas le cas pour le groupe de voyants auditifs. De ce fait, il semblerait que les voyants haptiques aient compris lors des séances d’entraînements que le suivi de contour ne leur permettait pas de résoudre la tâche. Les aveugles tardifs, plus expérimentés en matière d’exploration haptique l’auraient compris beaucoup plus tôt. Ceci explique notamment les différences de performances observées entre les voyants et les aveugles tardifs à l’épreuve 1.

D’autre part, l’amélioration des performances des voyants entre les épreuves ne peut pas être expliquée par l’emploi d’un procédé en particulier, puisqu’ils sont tous autant utilisés les uns que les autres à l’épreuve 2. Pourtant, à l’épreuve 1, le suivi de contour, l’enveloppement et M2 étaient plus fréquents que les autres procédés. Par conséquent, l’amélioration des performances peut être expliquée par la moins grande utilisation de ces procédés. Sur ces trois procédés, nous pouvons constater que les aveugles tardifs et les aveugles précoces sont comparables aux voyants au niveau de l’enveloppement. Or les aveugles ont de meilleures performances que les voyants. L’enveloppement n’explique donc pas les différences observées. Reste donc M2 et le suivi de contour. Ces deux procédés sont moins utilisés par les aveugles tardifs et précoces. Nous avons vu que le suivi de contour n’est pas un procédé très pertinent dans le cadre de notre tâche. En effet, nous avons vu avec Klatzky et Lederman (1987) que le suivi de contour informe sur de nombreuses propriétés. Par conséquent, ce procédé risque de noyer les sujets sous un flot d’informations. Un effort de tri des informations et de reconstruction d’une unité perceptive sera donc nécessaire avant la prise de décision. Le risque d’erreur est donc plus important et la diminution du nombre d’utilisation du suivi de contour observée chez les voyants, peut donc expliquer la diminution des erreurs, lors de la seconde épreuve. Le dernier procédé susceptible d’avoir participé à cette amélioration des performances est M2. Ce procédé est plutôt un procédé statique. Soit le sujet pose son doigt à plat sur la figure et repère les limites de la figure sur sa peau, soit il utilise ses doigts comme une pince pour évaluer la distance entre ses doigts en gardant le même écart pour le comparer à la figure suivante. Dans le premier cas, seule la modalité tactile cutanée est mise à contribution. De plus, si les récepteurs sont nombreux sur la pulpe des doigts, la seconde phalange est beaucoup moins garnie en récepteurs (Johansson et Valbo, 1983). Or, la taille de nos figures pouvait atteindre 2,5cm. De ce fait, la pulpe du doigt ne permettait pas de couvrir la figure entièrement. La précision était donc moindre et le risque d’erreurs plus important. Dans le second cas, le sujet ne devait pas bouger du tout l’écart entre ses doigts, s’il voulait comparer la longueur de la première figure à la longueur de la seconde. Or, la longueur des figures ne permettait pas aux sujets de coller leurs doigts l’un contre l’autre pour maintenir l’écart constant. De ce fait, au cours du passage d’une figure à l’autre, les sujets pouvaient bouger l’écart de leurs doigts sans s’en rendre compte d’où des problèmes de précision. Ce procédé n’est donc pas le plus fiable et le plus approprié pour résoudre la tâche. Ainsi, la diminution des erreurs observée chez les voyants peut s’expliquer non par la sélection d’un procédé spécifique, mais par la réduction de l’utilisation des procédés les moins précis.

Au niveau des temps d’exploration, nous avons vu que les aveugles tardifs avaient des temps comparables aux voyants. Or, l’utilisation différentielle des procédés d’exploration ne permet pas d’expliquer ces différences, d’autant plus que leurs temps d’exploration sont significativement plus longs que ceux des aveugles précoces, alors que leurs procédés d’exploration et l’utilisation de leurs doigts sont comparables. Nous pensions que l’emploi des procédés d’enveloppement et de suivi de contour allait expliquer les différences de temps d’exploration. Or, les trois groupes ne diffèrent pas quant à l’utilisation de l’enveloppement et le suivi de contour est significativement plus utilisé par les voyants que par les aveugles tardifs et précoces. Le temps d’exploration n’étant pas justifié par le procédé d’exploration, la seule explication est le processus de traitement de l’information. Les aveugles tardifs et les voyants ont un mode de traitement spécifique, issu de leur expérience visuelle. L’expérience haptique a un rôle dans la sélection des procédés les plus pertinents pour résoudre la tâche et l’expérience visuelle, dans le traitement des informations issues de la mise en application de ces procédés. Ainsi, notre hypothèse d’une traduction des informations haptiques en informations visuelles est validée. En revanche, le débat sur la réussite de cette traduction reste ouvert. En effet, ce n’est pas parce que les sujets essaient de se représenter visuellement les figures que cette traduction est effective et réussie. Les voyants auditifs et les voyants haptiques à l’épreuve 1 ont la même recherche de traduction que les aveugles tardifs et les voyants haptiques à l’épreuve 2. Or, leurs performances sont très différentes. Cette recherche de visualisation des données haptiques n’explique pas les performances. En revanche, l’expérience haptique est un facteur décisif. Les aveugles tardifs sont aussi longs que les voyants mais ils utilisent des procédés d’exploration différents et obtiennent de ce fait, de meilleures performances. La réussite passe donc par le choix des procédés d’exploration haptique et non par la recherche d’une image visuelle. Par contre, la durée de l’exploration est la conséquence de la recherche de traduction visuelle. En accord avec Lederman, Klatzky et al. (1990), nous ne pensons pas que la traduction puisse être correctement réalisée et donc que le modèle d’un traitement des informations haptiques par médiation d’images soit valide. Par contre, nous pensons que cette traduction est tentée et c’est cette tentative qui explique la durée de l’exploration. Parallèlement à cette tentative, les informations haptiques seraient traitées par appréhension directe. Cependant, si les sujets n’ont pas d’expérience haptique le traitement de ces informations est plus délicat et conduit à des erreurs d’appréciation, d’où les mauvaises performances des voyants. Une objection à ce propos peut être avancée en raison de la diminution des temps d’exploration des voyants auditifs. En effet, si le temps d’exploration est plus court, c’est qu’il n’y a pas de traduction des informations haptiques en informations visuelles. Or, ces sujets ont été entraînés à une tâche auditive qui ne nécessite pas de médiation visuelle. De ce fait, les sujets ont appris à répondre rapidement aux stimuli. Le retour à une tâche haptique les a mis face à un conflit. Soit une traduction en image devait être réactivée, soit la rapidité de réponse devait être privilégiée. Or, les personnes constituant ce groupe n’avaient pas d’informations sur le critère de différenciation des items. Par conséquent, il leur était plus facile de répondre rapidement sans recourir à une tentative de médiation d’images. Le temps d’exploration a donc été réduit considérablement. Pour autant, leurs performances n’ont pas évolué. Or, leurs procédés d’exploration haptique non plus. Que la médiation d’images soit tentée ou non, les performances ne sont pas modifiées, seul le temps d’exploration varie. En revanche, le choix des procédés d’exploration a une incidence sur les résultats. Les procédés de suivi de contour et M2 ne sont pas pertinents pour la résolution de la tâche. Par, contre, il ne semble pas qu’il y ait de différence d’efficacité entre les procédés M1 et M3. Toutefois, nous avons considéré que le procédé M3 était une évolution des procédés M1 et M2. De ce fait, l’efficacité devrait être plus grande pour M3 que pour M1. Ce point n’a pas pu être mis en évidence. Pour aller plus loin dans le débat, nous observerons l’utilisation des procédés d’exploration haptique pour les figures. En effet, nous avons vu que certaines figures étaient mieux réussies que d’autres. Nous verrons si cela correspond également à un choix de procédés différents.