Conclusion et perspectives de recherche.

Au cours de ce travail, nous avons abordé l’étude des différences individuelles au travers du statut visuel de sujets explorant des figures géométriques planes représentées en relief. Nous avons tout d’abord traité ces différences sous l’angle des performances, puis nous nous sommes intéressés aux facteurs qui ont pu influencer ces performances, avec notamment des difficultés induites par le matériel expérimental.

Dans un autre temps, nous nous sommes interrogés sur les stratégies d’exploration mises en place par les sujets pour résoudre le problème auquel ils sont confrontés.

Enfin, nous avons effleuré l’incidence de la main d’exploration sur les performances et les procédés d’exploration haptique. Nous rappellerons au cours de cette partie les principaux résultats de cette phase expérimentale. Puis, dans une seconde phase, nous ouvrirons notre travail sur de nouvelles perspectives de recherches.

Notre position théorique face à cette étude différentielle du statut visuel, repose sur le modèle de la vicariance proposé par Reuchlin (1978) et sur le débat entre un mode de traitement des informations haptiques par médiation d’images ou par appréhension directe (Klatzky, Lederman, 1987).

Les travaux sur la plasticité cérébrale montrent que le cortex visuel est investi différemment selon le statut visuel des sujets. Les aveugles, tardifs et précoces, sont capables d’utiliser cette zone cérébrale pour réaliser des tâches non visuelles, alors que les voyants ne le peuvent pas (De Volder, 1997 ; de Volder et al, 1997 ; Elbert et al, 1995). En ce sens, les aveugles se distinguent des voyants. Toutefois, la présence d’une expérience visuelle, même suivie d’une réorganisation corticale, ne transforme pas les aveugles tardifs en aveugles précoces. L’expérience visuelle laisse des traces dans la structuration cognitive des sujets. Les aveugles tardifs conservent des représentations visuelles ou des représentations se référant à des indices visuels, contrairement aux aveugles précoces qui n’ont pas pu construire de représentations visuelles (Portalier, 1996). De ce fait, la structuration cognitive des aveugles tardives ressemble plus à celle des voyants qu’à celle des aveugles précoces. Les aveugles tardifs et les voyants partagent des références communes. Par conséquent, nous pensons que ces deux populations développent des modes de raisonnement comparables, tandis que les aveugles précoces se réfèrent à des modes de raisonnement totalement originaux.

Outre la cécité, une différence sépare les aveugles tardifs des voyants, il s’agit de l’expérience des aveugles dans la recherche de solutions vicariantes. Ainsi, les aveugles tardifs ont développé des stratégies adaptées à leur nouvel état et leurs permettant de résoudre les problèmes, malgré leur cécité. C’est le principe des processus vicariants (Reuchlin, 1978). Ceci ne signifie pas que les aveugles ont surdéveloppé les autres modalités sensorielles, mais qu’ils ont appris à prêter attention aux diverses informations sensorielles et à en tirer profit, alors que les voyants, forts de leur perception visuelle, les tiennent parfois pour quantité négligeable. Cela ne signifie pas non plus que les aveugles tardifs sont sur-adaptés et qu’ils peuvent se sortir de toutes les situations. Cela signifie seulement, que la cécité les a confrontés à différents problèmes, qu’ils ont dû résoudre, sans le recours de la vue. De ce fait, ils ont déjà testé des stratégies face à certaines situations et ils ont donc plus d’expérience que les voyants dans certains domaines. Ainsi, dans le cadre de la modalité haptique, les aveugles ont plus d’expériences que les voyants.

Toutefois, cela ne veut pas dire que tous les aveugles sont experts en modalité haptique et sont aussi performants les uns que les autres. Les différences interindividuelles se révèlent dans tout groupe. Malgré ces différences, nous avons vu que les voyants et les aveugles tardifs sont assez comparables, si ce n’est au niveau de l’expérience. Ainsi, si les aveugles sont handicapés au regard de la modalité visuelle, nous pourrions également dire que les voyants sont handicapés par rapport aux aveugles dans certains domaines. Non pas parce qu’une modalité leur fait défaut, mais parce qu’ils y prêtent moins attention. De ce fait, nous pensons que les voyants, dans le cadre de la modalité haptique, sont capables d’égaler les aveugles, à condition qu’un espace de test et de réflexion leur soit offert. Si les voyants sont placés dans une situation où ils peuvent construire des inférences et étudier leurs conséquences, ils vont développer des stratégies semblables à celles des aveugles tardifs. En revanche, ces deux groupes vont se distinguer des aveugles précoces par leur mode de raisonnement. Nous pensons que les voyants et les aveugles tardifs vont être marqué par leurs expériences visuelles à tel point qu’ils vont essayer de traduire les informations haptiques en informations visuelles. Les aveugles précoces, quant à eux, ne peuvent bien évidemment pas accéder à ce processus, en raison d’un déficit précoce les privant d’expérience visuelle. De ce fait, les aveugles précoces résoudraient la tâche par appréhension directe. Les voyants et les aveugles tardifs tenteraient une médiation par l’image. Cependant, les travaux expérimentaux ne permettent pas de valider cette hypothèse d’une traduction visuelle des informations haptiques. Toutefois, ce n’est parce qu’une voie conduit à une impasse que les sujets ne vont pas s’y engager. Par conséquent, nous pensons que les sujets avec expérience visuelle vont malgré tout chercher à se représenter visuellement les figures explorées haptiquement. Néanmoins, le processus d’appréhension directe va se mettre en place parallèlement à la tentative de traduction. Ce traitement direct des informations haptiques sera effectivement ralenti par la tentative de traduction mais ne sera pas écarté, ce qui permettra aux sujets d’obtenir des performances comparables aux aveugles précoces.

Pour tester ce postulat, nous avons construit un matériel expérimental composé de figures géométriques. La tâche des sujets était de retrouver la figure identique au modèle parmi trois propositions. Les sujets ont été entraînés à la tâche, de telle sorte qu’ils puissent disposer d’un espace de réflexion et d’essais pour tester leur inférences et leurs procédés d’exploration. Le but recherché était que les sujets soient capables de s’adapter spontanément à la situation, sans autre aide extérieure qu’un retour en terme de juste ou faux sur leur décision.

Nous avons rencontré seize personnes voyantes, dont la moitié a suivi un entraînement auditif en lieu et place de l’entraînement haptique suivi par les autres sujets. Les épreuves haptiques, en revanche, étaient communes à tous les participants. Seize autres personnes souffrant d’une cécité précoce ou tardive ont également été rencontrées.