Les stratégies d’exploration

Le principal constat de cette analyse est que les voyants n’ont pas sélectionné un ou deux procédés d’exploration. Ils ont conservé une exploration multi-procédés à l’épreuve 2. Toutefois, des changements de procédés ont été observés. Ainsi, les voyants ont utilisé moins massivement les procédés de suivi de contour et de métrique M2, au cours de l’épreuve 2 qu’au cours de l’épreuve 1. De ce fait, la différence d’utilisation des procédé n’est pas significative à l’épreuve 2. Les voyants recourent indifféremment à l’ensemble des procédés à leur disposition. Si les séances d’entraînement ont offert aux sujets, un espace de test, il est indéniable que quatre séances ne sont pas suffisantes pour permettre la constitution d’une véritable expérience haptique. Il serait intéressant d’observer l’évolution de ces procédés sur de nombreuses séances. Les voyants parviendraient peut-être, dans ce cas, à trier les procédés et à les utiliser de façon plus sélective au cours d’une même tâche. Les aveugles, quant à eux, favorisent une exploration métrique, avec les procédés M3 et dans une moindre mesure M1. Parallèlement, le nombre d’exploration des figures a augmenté. Autrement dit, les sujets utilisent moins de procédés mais comparent beaucoup plus les figures. De plus, les voyants utilisent indifféremment un ou plusieurs doigts pour explorer, alors que les aveugles privilégient une exploration à plusieurs doigts. Le nombre d’aller-retour entre les figures a augmenté entre les épreuves. Dans le même temps, les durées d’exploration n’ont pas évolué. Ceci signifie que les sujets sont restés beaucoup moins longtemps sur une figure. Ainsi, à l’épreuve 2, les sujets ont comparé les figures plus qu’ils n’ont essayé de s’en créer une représentation individuelle. Ces observations sont en accord avec l’hypothèse d’une recherche descendante de l’information. Lorsque les sujets, au cours de l’épreuve 1, ont pris connaissance de la tâche, ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils devaient chercher. Par conséquent, ils ont utilisé une recherche de l’information de type ascendante. Autrement dit, ils ont recherché la maximum d’informations sur les figures, pour en construire une représentation aussi exhaustive que possible. Toutefois, ce mode de recherche est coûteux. De ce fait, ils sont restés longtemps sur la même figure avant de passer à la suivante. Au cours des entraînements, les sujets ont pu construire des inférences et évaluer leurs conséquences. Ainsi, ils ont pu court-circuiter toute une partie de la recherche d’information pour se centrer sur la recherche sélective de l’information pertinente pour résoudre la tâche. L’entraînement leur a permis de produire des inférences sur le critère de différenciation des items. De ce fait, ils vont explorer les figures dans le but de reconnaître la figure identique au modèle, en ayant à l’esprit une idée de ce qu’ils doivent trouver. Ils ne vont donc pas chercher à construire une représentation globale des figures mais ils vont s’intéresser à des éléments de détails. Ils vont ensuite comparer leur perception sur ce détail aux autres figures, pour les différencier. Ces observations illustrent parfaitement le modèle de la boucle d’extraction-sélection des EP (Klatzky et Lederman, 1993) révisée par Russier (2000). Toutefois, et contrairement à ce modèle, nous n’avons pas pu mettre en évidence de modification significative dans le choix des procédures exploratoires, à l’issu du choix d’un mode de recherche. C’est-à-dire que nous n’avons pas observé l’utilisation de procédures globales à l’épreuve 1 et de procédures optimales à l’épreuve 2, en particulier pour les aveugles. En effet, dès l’épreuve 1, les procédés métriques ont été employés. Et, si les aveugles précoces ont utilisé préférentiellement le procédé M3, ce n’est pas le cas des aveugles tardifs qui ont recouru massivement à M1 et M3, suivi de l’enveloppement. Si l’enveloppement a subi une légère régression entre les épreuves, il reste néanmoins présent à l’épreuve 2.

Toutefois, nous pouvons noter que les sujets aveugles tardifs et précoces sont ceux qui changent le moins de procédures, contrairement aux voyants qui essayent tous les procédés à leur disposition. Ainsi, malgré l’absence de constat de procédure optimale, nous pouvons tout de même noter que les sujets expérimentés sont plus sélectifs dans le choix de leurs procédures exploratoires. Par ailleurs, le temps d’exploration n’a pas évolué à l’issu de l’entraînement. Nous ne pouvons donc pas dire que les sujets ont mis moins de temps pour explorer parce qu’ils sont plus expérimentés. Le temps d’exploration traduit moins le choix d’un procédé ou d’une difficulté, qu’un mode de raisonnement et la mise en place d’un processus de traitement différent.

Ainsi, quelle que soit la difficulté des items ou les différences de procédures exploratoires employées, les temps d’exploration distinguent les voyants et les aveugles tardifs, des aveugles précoces. Or, les voyants et les aveugles tardifs partagent une expérience visuelle, contrairement aux aveugles précoces. Notre hypothèse d’une tentative de traduction des informations haptiques en informations visuelles, parallèlement à un traitement direct trouve donc des éléments de validation. L’expérience visuelle est à l’origine de processus de traitement différent.

Les voyants et les aveugles tardifs sont les plus longs à explorer. Or, ce sont eux qui possèdent une expérience et des représentations visuelles. Ils effectuent donc un traitement des informations plus longs que celui des aveugles précoces. Ce processus est forcément en lien avec les références visuelles. Nous avons postulé que les aveugles tardifs et les voyants essayent de traduire les informations haptiques en informations visuelles, parallèlement à un traitement haptique direct. Nos données expérimentales valident cette hypothèse. Nous pourrions toutefois nous demander pourquoi les voyants et les aveugles tardifs persistent dans cette tentative, alors que cela ralenti le traitement. Or, le modèle de Klatzky et Lederman (1987) montre bien que les informations haptiques sont capables d’activer des représentations en mémoire, communes à la fois aux informations visuelles et aux informations haptiques (figure 90). Ninio (1996) parle « d’empreinte d’empreinte » pour qualifier cette infime partie de l’information, capable d’activer des représentations potentiellement issues d’autres modalités.

Ainsi, le traitement en parallèle permet aux sujets avec expérience visuelle, d’activer des représentations visuelles par ce jeu de relation, alors même que la traduction visuelle n’a pas abouti. Les sujets ont pourtant l’impression que leur traitement est efficace. De ce fait, les sujets sont renforcés dans leur raisonnement, d’où une stagnation des temps d’exploration. Les aveugles précoces, quant à eux, ne peuvent bien évidemment pas activer de représentation visuelles, puisqu’ils n’en ont pas. Par conséquent, le seul traitement envisageable pour ces sujets est de traiter directement les informations haptiques. Nous pourrions peut-être rapprocher ce traitement direct de la notion « d’affordance » développée par Gibson (1966). Selon cette conception, l’objet s’offre directement au sujet. Toutefois, dans cette approche, le sujet n’intervient pas dans la recherche d’informations. Ces dernières s’imposent à lui, sans qu’il puisse utiliser ses connaissances. Or, nous avons vu que le sujet pouvait avoir des attentes et orienter sa recherche de manière à répondre à ses hypothèses.

Cependant, nous ne sommes pas tout à fait d’accord, non plus, avec une conception indirecte de la perception. En effet, le traitement des informations haptiques, chez les aveugles tardifs et les voyants, s’effectue malgré eux. Certes, ils recherchent des informations haptiques, mais dans le but de les traduire en informations visuelles. Le traitement haptique direct est tout de même effectué. Bruce et Green (1990) envisagent un traitement direct de l’information, sans références ni hypothèses, mais sans rejeter la possibilité d’un traitement direct de détection des propriétés. Si cette conception est plus ouverte que celle de Gibson, il n’en reste pas moins que dans notre situation, le traitement s’effectue, certes directement, mais est également guidé par les attentes du sujet. Nos observations sont plus en accord avec la conception de Bruyer (1994), selon laquelle la perception est un compromis entre une perception directe et une perception indirecte. Thorpe (1994) va plus loin dans ce raisonnement, en considérant que le sujet traite les informations différemment selon la tâche et le contexte. Dans notre situation, les sujets orientent la recherche dans un premier temps, puis subissent la suite du traitement, sans pouvoir intervenir. Les informations sont traitées et analysées malgré eux. Ainsi, le sujet peut orienter sa recherche mais ne peut pas contrôler le traitement des informations.

Figure 90 : Adaptation du modèle par appréhension haptique directe de Klatzky et Lederman (1987) en fonction du statut visuel des sujets.
Figure 90 : Adaptation du modèle par appréhension haptique directe de Klatzky et Lederman (1987) en fonction du statut visuel des sujets.