1.2 Hypothèses

La clinique avec les personnes démentes m’a conduit à mettre en place des groupes à médiation pour les accompagner dans l’évolution de leur maladie. J’ai ensuite interrogé l’outil groupe comme outil méthodologique pour les déments. La nécessité d’un travail de modélisation est née des interrogations de cette pratique clinique :

Mon hypothèse principale repose sur l’idée d’une intériorisation insuffisante du miroir maternel, dans la démence de défense, qui entraîne une recherche incessante et répétitive d’un chez soi insuffisamment constitué, lié à une non permanence de soi. Le travail de réverbération nécessaire et constructeur de la représentation de soi passe par les échanges émotionnels, affectifs, interactifs, représentatifs transmis ou insuffisamment intégrés qui permettent que le chez soi se différencie progressivement.

Le « travail du vieillir » vient réactiver/ré-interroger la qualité du chez soi antérieurement constitué. Dans la psyché du sujet diagnostiqué dément, une non permanence de soi, une non permanence de l’objet viendrait réactiver un détruit/troué et non pas un trouvé/crée pour emprunter la comparaison à D.W. Winnicott. Il se produirait alors un effet dévastateur, auto-destructeur, propre à produire une démence de défense. Cette pathologie du sujet âgé serait le produit de la perte de la continuité et de la permanence de soi, garant des assises narcissiques nécessaires pour « dépasser » la crise du vieillissement.

Je dirai que la médiation du miroir n’a pas fonctionné à une ou plusieurs des expériences successives (rapport aux miroirs), fixant la réverbération du côté d’une confusion entre disparition réelle et réapparition fictive chez la personne âgée démente (objet là / pas là). En référence à la «capacité d’être seul» et à la construction intersubjective de la mémoire, je fais également l’hypothèse que la mémoire revient en présence de quelqu’un. Le statut psychique de ce « quelqu’un » est d’être investi d’une fonction d’écoute maternelle (cf. correspondance avec R. Kaës).

Pour essayer de développer ces questions dans le cadre de la psychogérontologie clinique, nous avons besoin de faire émerger des concepts d’une seconde génération :

L’observation clinique montre à la fois des symptômes comparables d’une personne à l’autre, mais également une « involution » colorée par des mécanismes de défense. Ces derniers, de type névrotique selon la plupart des auteurs, ont été étudiés plus particulièrement dans le cadre des intrications dépression-démence. La valeur défensive se situe autour de la problématique de la perte, de la séparation et du manque.

L’appareil psychique n’est pas conçu dans une perspective « mécaniste », mais plutôt comme le lieu psychique de l’analyse. La dimension topique décrit des instances (première et deuxième topique) entre lesquelles des conflits naissent chaque fois qu’une réalité externe ou interne s’oppose à la réalisation d’un désir. La vie elle-même est faite de déséquilibres répétés, c’est-à-dire de mouvements incessants : c’est l’aspect dynamique. En ce sens, les conflits n’ont pas d’âge et durent autant que dure la vie. La nature de ces conflits est sans doute la même, mais le niveau d’organisation se modifie. Ainsi, on parle de niveau névrotique et également de niveau archaïque par exemple, ou de régression névrotique quand l’appareil psychique cherche des issues à la souffrance. La régression, quelquefois massive, peut faire penser à un état psychotique devant le refus de contact, l’indifférence au monde extérieur, des propos quasi-délirants ou hallucinatoires. L’observation lors des entretiens, aidés des éléments fournis par l’entourage, montre que le sujet n’a jamais été psychotique. Mais la régression entraîne l’utilisation de défense archaïque pour lutter contre l’angoisse de mort. Si les mécanismes de défense ne sont pas interprétés comme tels, le risque est celui de la mise en place d’une pseudo-démence avec tous les symptômes de la démence, qui à terme aura des conséquences aussi redoutables dans un cas comme dans l’autre.

Le point de vue économique s’intéresse aux mouvements des investissements, à leur solidité dans le temps. L’ensemble psychique règle la circulation des échanges entre la vie pulsionnelle et la réalité extérieure. Nous parlons de commerce libidinal, affectif, où la personne est à la fois sujet et objet d’amour. Ce commerce se traduit par deux lignées : un commerce objectal, d’investissement des autres (objet d’amour) comme personne, valeur, positionnement, statut ; et un commerce narcissique avec notre propre personne qui permet de maintenir en soi un « capital » d’estime de soi, capacité de se réinvestir soi-même. Ce sentiment de soi, d’estime de soi, centré principalement sur le Moi en lien avec le Soi, l’Idéal du Moi, le Moi Idéal. Le Moi du sujet vieillissant est confronté à une réorganisation pour trouver un nouvel équilibre, car l’estime de soi ne peut plus se fonder sur des performances qui appartiennent au passé. Or, le sentiment de soi, l’identité de soi est ré-interrogée dans leur confrontation au vieillissement. Les personnes au narcissisme fragile sont les plus vulnérables. Cette vulnérabilité pousse à des positions de repli, de régression qui permettent une protection, une mise à l’abri mais ou la personne ne retrouve plus les moyens, seule, de rétablir une position antérieure. La perte ne peut être supportée/contenue si la capacité à retrouver une image de soi positive n’est pas possible.

La capacité à « faire » des deuils, dépend de la maturité psychique du sujet ainsi que de la qualité et de la quantité d’investissement perdu. L’investissement dans le commerce objectal est de plus en plus difficile, du fait des pertes d’objet qui nécessitent un travail de deuil pour se séparer de l’objet perdu. Parallèlement, il y a moins d’objets valorisants à investir et moins de statut étayant et rassurant. C’est un travail incontournable de désinvestissement et d’investissement, et la hiérarchie de ce qui est important pour la personne âgée est sans doute différente de celle de l’adulte. Dans la capacité à faire des deuils, il est également très difficile de savoir la qualité que la personne a mise dans un objet ; une « petite perte » peut provoquer une catastrophe.

Du point de vue du commerce narcissique, vieillir c’est d’abord faire le constat que le corps nous trahit, nous persécute. Le vieillissement impose un challenge narcissique et représente une période de vulnérabilité. Nous sommes là dans le champ des blessures narcissiques qui se conjuguent avec la nécessité de maintenir une identité de soi.

Cette théorie de l’appareil psychique, développée par S. Freud, permet de rendre compte et de distinguer une perte d’objet ou une blessure narcissique du sujet. Pour simplifier, nous nous intéressons au devenir du Moi du sujet, simultanément sujet et objet d’amour dans les échanges avec les autres. Le Moi est ainsi dans la nécessaire réorganisation actuelle sur la base des réorganisations antérieures, mais avec les capacités actuelles.

La démence comme maladie du lien, renvoie à l’idée que le lien est par définition quelque chose de psychique unissant un affect à une représentation. La déliaison observée serait le signe de l’échec de ce travail psychique. Plus précisément, sur le plan narcissique, la réverbération comme équivalent de la création d’un double, n’a pas pu se construire au cours d’un long processus, et n’a pas pu produire l’identification de soi.

L’idée d’un double évoque d’emblée la notion de miroir, de stade du miroir (J. Lacan, 1966) comme un des aspects de la construction de l’appareil psychique qui permet la différenciation, la distance entre soi et l’autre. Ce processus de changement s’opère sur une durée plus ou longue du fait de l’état de dépendance inhérent à notre condition humaine. Pour D.W. Winnicott, la «capacité d’être seul» (en présence de l’autre) est un des signes essentiels de la sécurité intérieure nécessaire à une maturité affective réussie. Ce n’est que lorsque l’objet est suffisamment intériorisé dans le Moi que l’enfant peut effectivement être seul, sans avoir besoin de la présence physique de l’autre.

La notion de réverbération, née de la rencontre avec ces personnes démentes, vient signifier un travail de raccord mal fait entre le perçu et le représenté, car malsymbolisé. Le paradoxe, dans la clinique, est lié à la difficulté à se constituer comme le miroir interne du patient, qui se superpose à l’idée de devoir être, en même temps son « Moi-auxiliaire », son double extérieur.

Le moment d’entrée dans la démence pourrait être considéré comme une décompensation tardive autant que comme interrogation sur la valeur défensive et maturative de la dernière étape de la vie. Cette question du double n’a peut-être pas été suffisamment prise en compte dans le rôle structurant de la psyché infantile. Cette interrogation s’inscrit sans doute davantage dans un mouvement dialectique plutôt que dans un développement chronologique. D’abord parce qu’il ne s’agit pas seulement d’interactions, mais d’interactions entre l’enfant et sa mère et d’un travail d’anticipation/de création de la part de la fonction maternelle. Pour cela, la fonction maternelle passe d’une fonction contenante (enveloppe, contenant, pare-excitation) à une fonction de contenu (intériorisation de la fonction maternelle comme objet interne sécurisant). En d’autres termes, dans un premier temps, c’est la présence de l’objet primaire qui est nécessaire, alors que dans un second temps, grâce à ce fond de présence, c’est l’absence de l’objet maternel qui va devoir être symbolisé. Le premier double, comme double visuel en quelque sorte, est une étape entre le Moi et le non-Moi, entre la mère et le Moi. Ce double visuel est déjà présent chez un auteur comme H. Wallon (1942) qui parle de deux espaces non superposables d’emblée : l’espace subjectif de la présence corporelle et l’espace objectif de la perception visuelle. Celui-ci doit se soutenir d’un double sonore à partir du moment où l’enfant est nommé par son nom.

Le concept de miroir, de double, renvoie au stade du miroir décrit par J. Lacan, comme phase du développement de l’enfant entre 6 et 18 mois, et qui marque selon cet auteur, un moment génétique fondamental : la constitution de la première ébauche du Moi : «[…] précédant la maîtrise de la marche, la maturation de la perception visuelle permet au sujet l’anticipation imaginaire, faute de maturité motrice, de son entité corporelle. L’enfant perçoit alors dans le miroir la forme du semblable […] l’imago du double». Le concept du miroir renvoie également au complexe de castration (tu es ceci, tu n’es pas cela) qui intègre l’image vue à la parole entendue. Beaucoup plus tôt S. Freud avait observé le rapport de l’enfant au miroir avec le «jeu de la bobine». Le rapport de l’enfant au miroir est un long processus, une série d’expériences successives qui constituent une sorte de stratification pour la structuration de l’être humain.

Le concept de double est un concept paradoxal puisqu’il renvoie à la fois au même (au pareil) et à l’autre (au différent). Le double pour l’appareil psychique est aussi un organisateur qui survient lorsque la discontinuité psychique apparaît (manque, séparation, perte, coupure). Le stade du miroir, désigné ainsi par son auteur, est plutôt une rencontre où se nouent plusieurs dimensions et stratification. Ce thème du double se retrouve au niveau individuel et au niveau groupal, mais également dans les dimensions du corps, de l’image de soi et de la reconnaissance par l’autre.

Dans la question de la démence de défense, j’entends ici le double comme préfigurant le double interne, plus dans le vécu que dans le langage, comme un substitut interne de l’autre « pas là », visant à maintenir une certaine continuité dans le temps et dans l’espace. Ce double premier, en lien avec le narcissisme primaire et avec l’image inconsciente du corps, serait mal représenté. Mal représenté signifie, ici, que ce double est resté à l’état d’éprouvé muet, non parlant, si on peut dire. Cela est proche de ce que dit S. Freud du «moi corporel» qui donne un sentiment de continuité très tôt à l’enfant, avant même le stade du miroir de J. Lacan. Encore faut-il que dans la réalité, la fonction maternelle soit un miroir parlant pour que le double prenne tout son sens. Nous rejoignons ici la conception de D.W. Winnicott (1971) pour qui la mère est le miroir de l’enfant. D. Anzieu (1985) montre qu’il existe plus précocement que le visage de la mère, un miroir sonore en «peau auditivo-phonique» qui va avoir un rôle essentiel pour l’appareil psychique, dans sa capacité de signifier et de symboliser. Si ce double manque à se constituer, cela signifie une perte de symbolisation possible par accès insuffisant au symbolique.

Des objets internes existent, mais pour certains ils restent à l’état « clivé », car non suffisamment constitués. Le sujet est alors confronté à une incapacité à représenter l’absence ou le manque avec la question de la mort qui apparaît. Projection des pulsions archaïques, miroir du monde interne qui rejoint la pulsion de mort et/ou projection dans les pulsions archaïques qui rejouent la question d’un narcissisme individuel/familial, d’un appareil psychique familial comme double comme miroir ? Archaïque comme corps, comme transfert sur le corps/recherche d’un double de soi devenu inefficace ?

Cette reconstruction du chez soi (manque de soi qui confirme l’importance du Soi), dans le cadre psychothérapique, se fait à partir du système perception-conscience. La représentation de Soi passe par le système perception-conscience. (pôle perceptivo-moteur, selon M. Perruchon, 1994). Ce système serait le lieu de l’expérience de la fonction «  copie  » (je m’appuie sur l’autre) et comme condition première de la formation du Soi et de création des processus de transformation des perceptions en représentations. Le blocage de ces processus de transformation entraînerait une non-représentation de la permanence de Soi, avec son corollaire l’incapacité de se représenter l’absence.

Nous supposons que le sujet dément parle « comme il nous perçoit », et l’interlocuteur devient lui-même également objet d’observation. Le processus régressif de la démence fait que le sujet s’appuie sur le registre du perçu au dedans de soi et au dehors (interne et externe). Chez le sujet dément la polarité perceptive s’accroît au fur et à mesure que la polarité représentative s’amenuise (idée développée par G. Le Gouès lors du travail d’écoute de l’écoute). Mais en tant que sujet, il vit avec les capacités actuelles de sa personnalité antérieure ; ce qui suppose d’évaluer le noyau névrotique restant et savoir ce qu’il peut en faire dans sa situation présente.

Dans la sensibilité des travaux de M. Perruchon (1994) ou encore de C. Montani (1993), qui étudient la démence comme «modèle expérimental de la démentalisation» avec le regard de la métapsychologie, ma démarche a un point de départ contre-transférentiel par rapport au sujet dément en proie au déficit d’affects, d’investissement et de capacité de s’occuper de soi. Le thérapeute se présente également comme « objet malléable », en fournissant un modèle de l’autre semblable, ou encore comme image inconsciente du double perdu ?

Dans ce suivi au long cours des personnes démentes, nous sommes confrontés à une clinique de l’archaïque ; le processus régressif de la démence semble être d’abord un processus auto-calmant avant d’être dans le groupe une dimension positive réparatrice. La quête du double se prolonge dans la construction théorique proposée d’une bobine de groupe sur le mode du narcissisme familial, le groupe servant de médiation/miroir pour la psyché individuelle démente. La représentation de l’absence et/ou du manque insuffisamment élaborée vient confirmer le besoin d’étayage sur une bobine de groupe. L’autre idée proposée s’appuie sur l’image du prisme optique pour éclairer ce qui se joue dans le travail des groupes thérapeutiques.

L’idée de la bobine de groupe est référée au jeu de la bobine de S. Freud, comme une des expériences du miroir chez l’enfant, mais aussi en référence à la notion de bobine électromagnétique du transformateur. Le passage de l’individuel au groupal est comparable au passage du transformateur primaire au secondaire ; dans la bobine primaire, il existe une tension induite due aux différentes spires entourant la bobine et dans la bobine secondaire (groupale) il y a une captation de l’énergie électromagnétique de la primaire qui va permettre la fabrication du courant électrique.

L’idée du prisme est comparable à la transformation dans la théorie de W.R Bion, des éléments béta en éléments alpha et également l’idée de prisme renvoie à la notion non pas d’une image dans le miroir mais de plusieurs images, multiples, entrecroisées, feuilletées, et en mouvement permanent qui sont utilisée pour contenir le retour du double auto-destructeur, « démentificateur   » lié à la pulsion de mort.

C’est le cadre psychothérapique qui est le lieu d’élaboration et de transformation de ce qui se joue au niveau psychique. Cadre/groupe comme médiation/miroirs, instruments de réflexion/réverbération pour faire disparaître et ré-apparaître l’objet sans danger par rapport à la violence ou par rapport à la pulsion de mort.

Le groupe est un outil de prise en soins qui permet d’interroger l’outil dans le rapport du sujet à soi et aux autres. En somme, un double mouvement commun de recherche d’une identité de perception (comment nous regarde le dément, comment sortir d’une situation duelle aveuglante et comment aider le dément à passer du perçu au représenté ayant valeur potentielle de changement ?).