1.3.3 Méthodologie comme lecture (de l’) après coup

Ce travail de raccordage dans l’accompagnement psychothérapeutique, se fait entre la perception et une représentation mal faite. La relance des affects et des représentations passe par le perceptif. Le mouvement transférentiel du dément dans un cadre aménagé se réalise à partir des bribes du passé mixées à la perception interne et externe de l’environnement actuel. Cela met en évidence l’idée que le travail de conceptualisation n’est pas l’apanage des mots, mais aussi le rôle des sens et le rôle de l’environnement réel et imaginaire. D’où l’idée que l’appareil psychique se construit dans la rencontre, et c’est ce que signifie l’idée que si le travail de la mémoire se construit en présence de quelqu’un, la mémoire re-vient aussi en présence de quelqu’un.

La notion de bobine de groupe, à l’image de la bobine freudienne, indique l’idée d’une clinique basée sur la présence de l’autre et non pas sur le manque, et représente l’hypothèse, la condition même pour que la symbolisation circule : ce qui montre l’intérêt de la médiation, ou d’un climat «mayonnaise», ou encore nommé travail de couture psychique, ou le plaisir, le climat de confiance précèdent le travail de relance de la pensée. L’appareil psychique se construit dans la rencontre à l’autre ; et quel cadre plus adapté que l’espace et le temps du travail de psychothérapie (des mots mis sur des éprouvés) qui donne des supports (différents des réactions concrètes immédiates) relationnels, représentatifs, identificatoires, fantasmatiques, et pourquoi pas pour les déments, même si nous sommes plus dans une clinique de l’objet que du fantasme, et même si ce travail se conduit dans le présent !

Compte tenu de mon hypothèse principale qui concerne la démence de défense, et compte tenu des préalables inscrits précédemment, j’ai fait le choix de partir de mon expérience des groupes à médiation, des suivis de patients déments au long cours de 1991 à 1997, et du matériel recueilli pendant ces années grâce à la présence d’un observateur et de prises de notes de chaque séance. Le travail actuel est une recherche sur ce matériel. C’est un appui pour introduire le parcours méthodologique qui est une lecture portée « après coup » de ces différents comptes rendus des séances hebdomadaires. Cette lecture s’inspire de la grille d’analyse de W.R. Bion (1971).

Ce dispositif méthodologique est pensé pour constituer un lieu d’adresse possible, un attracteur de ce qu’adresse le patient dément au thérapeute dans le groupe, comparable à l’idée d’un «piège à penser» selon T. Nathan.

Le parcours méthodologique est développé dans le premier chapitre de la seconde partie, car il est en pleine articulation avec le mouvement transférentiel qui permet que se redéploie un certain jeu relationnel. D’autre part, la porte d’entrée dans ce travail par la question même du contre-transfert et des contre-attitudes d’une façon plus généralisable, implique la nécessaire interrogation sur la construction théorique et méthodologique du dispositif choisi. En troisième lieu, nous pouvons dire également que ce qui se joue à l’intérieur de ce dispositif, réfléchit à son tour la centration sur la place de chacun, sur l’identité de soi et sur la question centrale du narcissisme, dans ce refuge de l’oubli que représente aussi la pathologie de la démence.

La très vaste question de l’identité, en terme de permanence/changement, est au cœur de ma pratique et de l’essai de théorisation de cette pratique auprès de sujets âgés. Cela rejoint, me semble-t-il les questions de cadre et de symbolisation analysées par R. Roussillon (1995, et également les différents séminaires de 1990, 1995 à l’Université Lumière Lyon2), au sens où il redéfinit le cadre comme une théorie de la symbolisation dans la pensée psychanalytique.

Mon parcours méthodologique est un travail de mise en lien, et se présente comme la toile de fond d’un tableau mis en scène par l’idée d’un paysage intérieur dans le travail de groupe qui va créer les conditions d’une reprise de l’identité de soi, là où changer (la séparation comme l’acceptation des changements) peut devenir « mortifère » pour le sujet dément. Avec des patients déficitaires du point de vue des trous de la pensée et des troubles de mémoire, le travail de symbolisation de la souffrance ne peut se restreindre au champ verbal exclusivement. Nous avons eu l’idée de proposer la métaphore du paysage intérieur par l’utilisation de la peinture, dans le cadre d’un groupe de préparation à la retraite ; nous avons également pensé proposer un travail de thérapie familiale pour « faire famille » en recréant la place de chacun par la médiation de son paysage intérieur. Le passage par le groupe comme une figuration possible de l’objet-soi, ainsi que la présence d’un thérapeute participant au travail du groupe, sont autant d’éléments perceptifs pour rendre compte du besoin de raccordage entre les différentes modalités afin de garder le contact et d’ouvrir l’espace d’une mise en représentation possible.

Les différentes médiations utilisées sont également des supports concrets (exemple du groupe miroir développé dans la seconde partie), pour interroger la perte et l’absence. Cette problématique identitaire dans la démence ré-interroge la question des réunions/séparations au sein du groupe familial, et du même coup nos pratiques de séparation. Les demandes urgentes, confuses, de mise en acte au lieu même de penser, donc agies en terme de décision d’institutionnalisation des sujets diagnostiqués déments, est un exemple qui ne cesse de se développer actuellement. Là encore la question de l’articulation et de la différenciation entre la réalité externe et la réalité interne est mise en faillite par la décision de placer la personne en la délogeant de sa place dans l’architecture familiale.

Ces questions se posent dans le cadre institutionnel et apparaissent dans les tentatives de penser une articulation entre le temps de vie et la prise en soins dans le même lieu, lorsqu’il s’agit de faire le projet d’espace privilégié de rencontre et d’écoute restauratrices de paroles à voix haute. Si ce travail de nature psychothérapeutique n’est pas entrepris, la souffrance du patient et de sa famille risque d’être amplifiée par la menace d’indifférenciation. Ces questions de liaison entre la réalité externe et la réalité interne sont le reflet des questions qui se posent dans le vieillissement. En d’autres termes, la réalité externe comme réalité objectivable et rassurante pour un temps, vient se faire l’écho de la réalité interne et de sa conflictualité. La mise en place d’un projet de prise en soins sous forme de petit groupe, dans le cadre institutionnel, est la création d’un espace d’étayage sécurisant, contenant, offrant la possibilité au patient de contenir à son tour les éléments angoissants, douloureux, et pour investir une relation en utilisant ses capacités actuelles.

L’utilisation des médiations vise à instaurer une aire transitionnelle de rencontre, de création de lien, mais elle n’est pas élaborée dans la perspective comportementale, réeducative, ou encore « activiste ». C’est une condition pour favoriser le travail de la pensée propre à l’économie de la démence. Cette méthodologie choisie éclaire aussi, « après-coup », le travail de restauration d’un espace de penser au sens d’un espace de tranquillité, et proche du sens que donne P. Aulagnier (1975) sur la mise en place et des conditions pour pouvoir penser, et enfin pour différencier la réalité externe et interne. L’offre de soins préexistant à la demande de soins apparaît comme l’équivalent d’une position occupée dans un rôle de double, voire d’un « complément » narcissique, que le patient peut se réapproprier dans le dispositif prévu. La déconstruction de ce dispositif permet de penser que la rupture de la relation peut entraîner des conduites régressives qui ré-interrogent la qualité de l’étayage (R. Kaës, 1979).

La notion de réverbération rend compte de cette limite à accepter de jouer le rôle d’objet malléable voire double et selon les auteurs de manière un peu différente en terme de « Moi-auxiliaire », la question du double, de l’identité de soi, du narcissisme, dans l’abord par le contre-transfert se trouve justifiée ainsi dans la psychothérapie de la démence. Un des derniers groupes mis en place dans un esprit d’inspiration psychodramatique est un exemple de la capacité du patient à jouer un rôle, à se mettre « à la place de », mais aussi dans le travail de suivi individuel, les exemples de changement de place inaugurent des possibilités d’ouverture et de réchauffement de la relation et du travail de relance des pensées.

L’hypothèse de l’existence d’une démence de défense au sens d’une démence relationnelle, ou encore comme un refuge de l’oubli, s’inscrit comme hypothèse générale dans le cheminement théorique de différents auteurs et dans la logique de ma pratique psychothérapeutique avec les patients que j’ai rencontrés dans un cadre institutionnel ; en établissement de long séjour où la séparation familiale était agie et en hôpital de jour où les patients vivent en majorité à domicile, et où la question de la séparation psychique et physique est au centre du projet.

L’idée d’une démence de défense s’inscrit dans le débat à partir de la question beaucoup plus vaste des rapports, pouvant exister ou non, entre dépression et démence ; sous l’angle du diagnostic différentiel est apparue la notion de pseudo-démence (troubles à dominante cognitive), ou à l’inverse de début de démence sous la forme d’une dépression, remise en cause aujourd’hui (cf. chapitre 8.6.1). Outre les difficultés de critères diagnostics, encore complexes qui nécessitent une observation dans la durée, les liens possibles entre ces différentes affections posent la question de l’étiopathogénie, d’une liaison entre une symptomatologie dépressive considérée globalement d’ordre fonctionnelle et les différents types de démence appréhendées comme d’origine lésionnelle. Selon J.M. Léger (1998), «il serait possible de (l’)utiliser pour comprendre les relations existant entre le vécu et les modifications des structures biologiques réintroduisant la notion de globalité de l’être humain […]». Les rapports de causalité entre démence et dépression continuent de se poser également en terme de continuité. L’idée apparaît aujourd’hui, d’une symptomatologie dépressive qui pourrait « faire le lit » de la démence. L’époque actuelle cherche à mettre en évidence, dans la recherche fondamentale, les aspects biologiques, en terme de « prédispositions génétiques communes », ou également à considérer les aspects dépressifs comme conséquence de la démence, ou sous la dépendance de multiples facteurs intriqués les uns aux autres. L’idée générale actuellement décrite est celle d’une symptomatologie dépressive réactionnelle à la démence. Cette idée de continuité et d’articulation, entre dépression et démence, maintient une réflexion ouverte sur la valence psychopathologique (valeur attractive ou au contraire répulsive) sur un appareil psychique sans doute remanié du fait de la détérioration cognitive.

Ce lien entre dépression et démence est important, sous l’angle d’une attitude psychothérapeutique, car il recentre sur la personne souffrante, sur la connaissance de son histoire de vie, sur l’impact éventuel des événements de vie. Ainsi, l’étude des troubles affectifs peut permettre des recoupements avec la sphère démentielle. Ce qui est plus essentiel encore concerne la question du sens, de la signification des troubles pour le patient et pour son entourage, et leur rôle dans les activités psychiques. Il est alors concevable de chercher les liens existant entre les réactions dépressives et les éléments de la personnalité du patient, ainsi que les attitudes de l’entourage et les événements à caractères traumatiques éventuels.

Mes observations m’ont conduit à retenir quelques aspects spécifiques qui viennent alimenter la réflexion. En premier lieu, il s’agit de la notion d’anosognosie décrite en neurologie, concernant les patients déments, et qui pourrait avoir une fonction protectrice vis-à-vis de l’évolution vers une démence. Certains auteurs (L. Ploton, 1991 ; G. Le Goùes, 1991 ; C. Montani, 1993) ont proposé l’idée de la démence comme dernier rempart contre la dépression, voire comme une affection psychosomatique (M. Grosclaude, 1991). En second lieu, nous pouvons remarquer la présence de symptômes délirants et l’existence de conduites suicidaires chez certains patients. Ces conduites me paraissent devoir être mises en lien avec une authentique dépression ; ce qui pose la question du lien entre la perception du degré de déficit et l’intensité de l’affect dépressif. En troisième lieu, le contexte du sujet vieillissant impose sans doute à lui seul des remaniements psychiques, un travail continue d’identification qui, s’il échoue peut conduire à une véritable dépression.

Dans la psychothérapie de la démence, nous sommes confrontés à une clinique de la régression. L’accompagnement dans ce registre régressif est dans la dimension positivement comprise de ce niveau plus archaïque, au sens de la perte progressive de soi (de la perte d’objet à la perte de soi ?), et au sens plus général selon les différents auteurs de démentalisation, de déconstruction, de démentification. Est-il alors possible de concevoir l’idée d’un travail de re-mentalisation, en particulier grâce à un travail par la dépression ? Autrement dit, existe-t-il une certaine réversibilité possible dans le sens que donne M. Grosclaude (1987).en parlant d’un sujet «perdu/retrouvable».

Dans cette approche, la dépression agit-elle comme une trame commune ? La métaphore apportée par G. Le Gouès et reprise par d’autres en terme de « démence chaude ou froide » ou de « démence riche ou pauvre » va dans ce sens et permet ainsi de préciser les rapports entre dépression et démence.

Le dispositif méthodologique rend compte de l’engagement du psychothérapeute dans une visée de liaison/restitution au patient, et dans le but de soulager son Moi souffrant. Cet engagement du psychothérapeute précède, à mon sens, l’engagement du patient dément dans cette rencontre qui modifie également la représentation que nous pouvons avoir de la personne démente, en terme d’expériences subjectives pour le patient comme pour le psychothérapeute.

Dans cette perspective méthodologique d’un « après-coup », les rapports entre démence et dépression sont dépendants de modèles conceptuels du fonctionnement psychique. La première partie traite en effet de trois champs concernés par la démence, mais dans un rapport dit symptomatique. Le modèle neurologique et les modèles qui s’y apparentent considèrent la dépression comme résultante de la démence dans la mesure où l’appareil cognitif se détériore. Dans la perspective d’un modèle relationnel, dynamique, la démence pourrait apparaître comme le conséquence de la dépression.

Dans cet ordre d’idées, l’altération des fonctions de relation entraîne une dépression qui elle-même risque d’entraîner en cascade le blocage des autres fonctions ; d’abord au niveau narcissique, puis au niveau cognitif, enfin dans un registre social. Ce point de vue met en évidence l’intersubjectivité des fonctions psychiques de relation sur la base d’une dépendance psychique à l’autre. Le groupe apparaît comme le lieu de formation de ce lien primaire de relation. De cette matrice relationnelle va naître et se complexifier des positions opposées entre l’individuel et le groupal, des conflits à partir de ces différents jeux de liaison et de dé-liaison.