2. Le champ neurologique

L’intérêt grandissant pour la « maladie d’Alzheimer » a été d’abord le fait des médecins et l’approche neurologique a toujours prévalu. Dans ce premier travail de lecture de l’état de la question des idées actuelles, un rappel de l’approche neurologique est indispensable dans la compréhension de la démence.

Le concept de démence, « démentia » en latin qui signifie conduite dépourvue de raison, c’est-à-dire la folie au niveau du sens commun, est un concept qui a évolué au fil des siècles jusqu’à la célèbre formule d’Esquirol (1772-1844) : « l’arriération mentale est une pauvreté de naissance, la démence est une richesse perdue ». Le dément est un riche devenu pauvre !

Ce n’est que bien plus tard, entre 1890 et 1907, que Kraepelin utilise le terme de démence précoce, en parlant notamment de « dissociation » psychique. La confusion a été entretenue jusqu’en 1911, date à laquelle Bleuler nomme cette démence précoce : la schizophrénie. Mais, c’est Aloïs Alzheimer qui, grâce à ses travaux de 1906, sur le cas d’une patiente de 51 ans, donne son nom à une maladie. C’est à partir des travaux de A. Alzheimer, L. Binswanger, et de la critique de la notion de démence précoce, que progressivement le terme de démence a été réservé aux états acquis d’affaiblissement mental global, c’est-à- dire frappant l’ensemble des facultés psychiques) altérant les conduites sociales. Ces troubles sont caractérisés par une évolution progressive et irréversible, ayant une cause organique. Cela permet d’écarter le diagnostic de « pseudo-démence » par perte des investissements des activités intellectuelles, comme dans certains états dépressifs et mélancoliques, en particulier dans la démence sénile.

La neurologie fournit des modèles de compréhension se référant aux atteintes de la matière cérébrale ; c’est une lecture de la lésion qui permet de faire des hypothèses étiologiques. Depuis quelques années, ces différentes lectures « lésionnelles » se sont enrichies grâce à l’apport de nouvelles techniques d’explorations cérébrale : IRM (imagerie par résonance magnétique), TEP (tomographie d’émission de positons), ou encore SPECT (single photon emission tomography), et grâce également à d’autres disciplines comme la génétique, ou la neurobiologie.

Dans la maladie d’Alzheimer, la plus fréquente des démences dites dégénératives, les principaux témoins du processus pathologique sont la déperdition cellulaire, les plaques séniles et la dégénérescence neuro-fibrillaire. Ils sont répartis sur le manteau cortical et dans diverses structures profondes.

Plus précisément, il s’agit d’une réduction pondérale du cerveau avec trois types de lésion : le premier est un processus d’atrophie neuronale avec une dégénérescence granulo-pigmentaire ; c’est un processus diffus, et on note une diminution de la densité cellulaire. Le second correspond à la lésion intracellulaire d’Alzheimer qui se retrouve avec une grande fréquence. Le troisième est caractérisé par les plaques séniles que l’on observe dans la couche des petites cellules pyramidales. Il s’agit de plaques composées de fibrilles enchevêtrées à l’intérieur desquelles se trouve un amas de substances amorphes. C’est essentiellement une désintégration de cellules ganglionnaires.

Le début de la démence est généralement lent et insidieux. C’est un déficit progressif portant essentiellement sur les fonctions mnésiques. La pathologie a permis au fil du temps de mettre en évidence différents types de mémoire, concernant des zones spécifiques du cerveau et indépendants les uns des autres. A ce jour, et dans un ordre chronologique, c’est la « mémoire de travail » qui connaît la première une altération. Ce type de mémoire correspond à la capacité à porter son attention sur plusieurs informations simultanément pendant un minimum de trente secondes. Ensuite est touchée la « mémoire épisodique », à court terme et à long terme. Le patient est capable d’évoquer les grands événements de sa vie, mais oublie ce qu’il a fait dans les minutes qui précèdent.

Dans la progression déficitaire de la mémoire, on observe la disparition progressive de la « mémoire sémantique » : c’est la mémoire des mots, de la grammaire, du vocabulaire. Le patient éprouve de plus en plus de difficulté à parler et finit par « jargonner ».

Ces deux types de mémoire, épisodique et sémantique, s’expriment grâce au langage verbal, ce qui explique leur étude dans les tests. Mais, malgré la perte progressive de l’usage des mots, le patient dispose encore de deux autres types de mémoire qui continuent de fonctionner. Il en est ainsi de la « mémoire procédurale » qui est la mémoire des savoir-faire gestuels et intellectuels : marcher, s’habiller, chanter, dessiner, jouer d’un instrument de musique, jouer aux échecs, c’est-à-dire de nombreuse activités qui relèvent d’un savoir faire qui peut être appliqué sans passer par la parole. Enfin, c’est la « mémoire implicite » qui est la dernière mémoire à être touchée. Elle est dite inconsciente au sens ou le sujet apprend mais ne se souvient pas qu’il a appris.

A la période d’état de la maladie, le processus pathologique atteint toutes les fonctions intellectuelles. La mémoire est abolie pour les faits récents, et progressivement pour les faits anciens, également. D’une certaine manière, on peut dire que les trous de mémoire font place aux trous de pensées, aux troubles de l’attention, du jugement et des conduites. A ces différents troubles s’ajoutent les troubles de l’orientation dans l’espace et dans le temps.

Les fonctions symboliques sont progressivement touchées avec une « porte d’entrée » qui varie d’un patient à l’autre. Au plan clinique, on observe un aphasie, une apraxie et une agnosie. Ainsi, la symptomatologie se complète au fil de quelques années associant un état de démence avec des troubles mnésiques importants, une désorientation, un syndrome aphasique-apraxique-agnosique et des troubles de la conduite (dits troubles du comportement).

Les hypothèses étiologiques sont nombreuses : biochimique avec la théorie cholinergique (médicaments actuels), génétique (on connaît maintenant le gêne qui code la protéine bêta amyloïde de l’amylose), virale (maladie de Creutzfeld-Jacob comme démence transmissible, alors que la maladie d’Alzheimer ne le serait pas), immunologique, toxique (rôle longtemps discuté de l’aluminium et du zing). Ces nombreuses recherches organicistes ne permettent pas encore d’aboutir à un diagnostic étiologique précis. Le diagnostic définitif repose encore aujourd’hui sur l’examen anatomo-pathologique du tissu cérébral.

Du point de vue neurologique, l’atteinte indiscutablement organique du cerveau, avec une symptomatologie principalement déficitaire au niveau cognitif, et cette évolution actuellement inéluctable, nous éloigne de la psychiatrie. Plus exactement, la psychiatrie s’intéresse à la démence par le biais des troubles du comportement, considérés comme conséquence de la maladie, des phénomènes dépressifs et des répercussions sur l’entourage. Le diagnostic de la démence reste souvent réservé à la neurologie. Cependant, la prise en charge de ces patients relève de la médecine générale, de la gériatrie, de la psychogérontologie clinique, de la psychiatrie et de la psychologie.

La tendance actuelle est de privilégier le diagnostic de démence de type Alzheimer, plutôt que de parler de maladie d’Alzheimer qui représente les cas précoces d’une affection dont le continuum s’étend de 45 à 90 ans, voire plus. D’ailleurs, la sénilité devient l’âge de révélation de la majorité des démences puisque, en terme de pourcentage l’incidence est de 4% entre 60 et 70 ans jusqu’à 40% après 80 ans. Comme les lésions tiennent lieu de cause (les plaques séniles qui donnent le trouble cognitif), la démence du sujet âgé, statistiquement la plus importante, interroge aussi le vieillissement cognitif normal, ainsi que les liens avec la dépression ou les autre troubles psychiques. Ces données sont un défi pour la neurologie, car le diagnostic est rendu très difficile à un stade de début, du fait du chevauchement avec les tests pratiqués chez les sujets âgés témoins et du fait qu’ « il n’y a pas de marqueur biologique et que l’imagerie statistique (IRM) ou métabolique (débits sanguins cérébraux) n’est pas suffisamment sensible » (C. Thomas Antérion, B. Laurent, 1998). Dans ce contexte de disparition de la différence entre démence pré-sénile et démence sénile, en ne tenant compte que des aspects cognitifs, le diagnostic devient « démence de type Alzheimer ». Il reste un pas à faire pour prendre en compte maintenant les aspects psychodynamiques (notamment le système affectif) et les aspects adaptatifs liés à la question de la vieillesse.

Aujourd’hui, plusieurs publications montrent que la théorie exclusivement lésionnelle n’est plus suffisante pour rendre compte du processus démentiel. L’hétérogénéité des symptômes, leur fluctuation, interroge une conception purement déficitaire de la démence type Alzheimer.

Ce que l’on considérait avant comme des complications ou des conséquences de l’atteinte neurologique, est partie prenante de l’évolution de la maladie. Cette voie est difficile du fait que dans cette maladie, les « instruments » de la connaissance et des activités sont plus ou moins amputés à long terme, et ainsi la théorie déficitaire prend le devant de la scène. Peut-être du fait que le sujet dément se bat sur deux niveaux en même temps, à savoir celui de la perte de la maîtrise des instruments en même temps que celui de l’organisation de zones narcissiques résultant de l’échec de la conflictualisation névrotique.

Si les chercheurs ont aboli la distinction entre démence pré-sénile et démence sénile au niveau théorique, la distinction entre maladie d’Alzheimer et syndrome démentiel est maintenue dans le diagnostic clinique.