4. Le champ psychopathologique

La psychopathologie est en lien direct avec la psychologie clinique et la psychanalyse dans l’étude du fonctionnement psychique, principalement à partir de la souffrance psychique et des troubles de l’identité concernant le sujet en général, et la personne âgée en particulier.

La psychopathologie, dans sa représentation du normal et du pathologique ne peut pas être « adultocentrique », car l’enfance, l’adolescence et la vieillesse ont des caractéristiques spécifiques. Dans la vieillesse, les conséquences somatiques et la perspective de la mort influencent le continuum de la vie du sujet. Cependant le travail du vieillir peut nous renseigner sur notre rapport à la mort, sur le récit de notre propre existence (bilan de vie), sur les liens entre corps et psychisme si souvent notés dans l’observation clinique. En ce sens être un éclairage de ce qui a été élaboré dans les modèles du développement de l’enfant, où la notion de corps est liée à celle de développement du Moi et à l’évolution du narcissisme. Ainsi, quelles que soient les hypothèses concernant le processus involutif dans la démence, nous observons une remise en question du regard et de la reconnaissance de l’autre : le vieillissement se voit dans le regard de l’autre. Les troubles observés dans la démence ne peuvent se réduire à l’observation d’un simple déficit, et engendrent un réaménagement identitaire. C’est encore souligner l’importance de l’interaction dans la structuration de l’être humain et les conséquences possibles encourues qui abordent la psychopathologie comme l’analyse de la relation intersubjective entre deux interlocuteurs.

Quelle sont les situations qui se réactivent dans la « crise de la vieillesse », dans la mesure où les étapes antérieures laissent des traces : est-ce une reprise, une sorte de synthèse personnelle de la question de l’angoisse liée à la question de notre rapport à la mort depuis la naissance ?

Le narcissisme, dans sa définition même, a une partie liée avec la formation de l’identité. Les pathologies du narcissisme rendent compte d’une faille dans la construction de l’identité («défaut fondamental» ; M. Balint, 1968), et qui s’expriment dans le champ de la relation.

Plusieurs voies de recherche interrogent la dimension structurale du narcissisme autant que la dimension pathologique. Dans les travaux de J. Bergeret (1996), l’approche structurale permet une réponse d’ensemble par la question des «personnalités limites». L’aménagement limite se fonde, selon cet auteur, sur un traumatisme psychique vécu par un Moi, insuffisamment organisé, qui arrêtera l’évolution libidinale ; nous sommes dans les ratés préœdipiens de la vie psychique entraînant une immaturité et un symptôme principal constitué par la dépression. Cela se traduit par une relation d’objet anaclitique, c’est-à-dire par étayage, non génital comme dans la névrose, ou fusionnelle comme dans la psychose. D’autres auteurs décrivent une pathologie du lien en orientant la recherche sur la relation narcissique. C’est le cas de O. Kernberg et de O. Kohut qui décrivent une difficulté du transfert de certaines personnalités limites. Une autre voie de recherche questionne la construction pathologique du Moi, à partir des troubles identitaires, se rattachant à l’école britannique centrée sur la constitution du self.

Ainsi, dans la démence, les problématiques dépressives liées à un travail de deuil difficile, à un travail de séparation inachevé, ne sont pas à interpréter du côté névrotique oedipien, mais à penser sous la forme d’une élaboration impossible de type oedipien.

Le travail « d’écoute de l’écoute », comme travail d’élaboration, permet d’ajuster son propre niveau d’écoute dans le registre actuel du patient, qui correspond dans la démence à une clinique de la régression. En ce sens, l’économie narcissique «qui fait retour» dans la démence se donne à entendre comme élaboration antérieure inachevée. Le repérage psychopathologique du type de relation d’objet, du type d’angoisse et des mécanismes de défense aident à évaluer le registre actuel du patient. L’angoisse d’abandon, réactivée dans la démence est sans doute proche de l’angoisse primaire, première dépendance à l’objet.

Dans la pratique clinique, les besoins d’étayage sur l’autre, sur le groupe, montrent également un registre de relation d’objet de type anaclitique. Dans les modalités de type transférentiel, l’aspect narcissique est souligné dans l’interrelation. La notion de Soi apparaît, dans l’approche théorique, centrée sur le Narcissisme comme le précurseur du Moi. J. Bergeret (1996), entre autres, a développé l’existence d’un Soi dans le cadre d’une topique narcissique constituée du Ça, du Soi et du Soi Idéal. Cette topique co-habiterait avec la seconde topique freudienne, Ça, Moi, Surmoi. Le « bon » registre clinique d’écoute de la réalité psychique renverrait au « bon » registre topique en terme de Soi narcissique, plutôt qu’en terme de Moi oedipien.

Toute la distance qui sépare la notion d’imitation de celle d’identification, au sens que S. Freud lui donne se trouve illustrée dans le cas Dora. S. Freud demande à la patiente à l’occasion de douleurs aiguës d’estomac : «Qui copiez-vous là ?». Il apprend, alors, que Dora a rendu visite la veille à ses cousines, dont la cadette venait de se fiancer et l’aînée, à cette occasion, s’était mise à souffrir de l’estomac, ce que Dora impute alors à la jalousie.

S. Freud utilise le terme d’identification, dans ce texte, dans un sens descriptif et fait appel à deux autres éléments déjà connus quand il expose sa conception de la formation du symptôme : la complaisance somatique et la représentation d’un fantasme à contenu sexuel. C’est après 1920, que S. Freud met au premier plan l’identification dans ses écrits (1921). Deux autres formes d’identification sont analysées à partir d’exemples cliniques de symptômes névrotiques. La deuxième identification rend compte du symptôme par une identification du sujet, soit à la personne qui suscite son hostilité, soit à la personne qui est l’objet d’un penchant érotique. S. Freud en souligne le caractère partiel en parlant de « trait unaire ». La troisième identification, appelée « identification par le symptôme », correspond à l’identification hystérique.

L’identification est décrite comme un emprunt d’un élément à une autre personne et désigne un processus par lequel un individu se rend semblable à un autre, en totalité ou en partie.

La première forme décrite par S. Freud correspond à un attachement affectif à une autre personne, période du développement de l’enfant ou l’objet total n’est pas encore constitué. S. Freud (1923) stipule qu’il vaudrait mieux parler des parents à ce moment où la différence des sexes n’a pas encore été prise en considération. Ce serait alors la condition de la mise en place de l’Œdipe, sans quoi le sujet ne pourrait accéder à cette problématique.

Quel rapport existe-t-il entre cette identification et les deux autres formes, celle-ci ne se différenciant que par la nature libidinale du rapport à l’objet ? Par rapport à l’étude de la foule, S. Freud maintient une séparation puisque le même objet a remplacé l’Idéal du Moi de chacun des membres de la foule. Ailleurs, S. Freud présente l’identification comme le stade préliminaire du choix d’objet et dans la mélancolie, le « conflit ambivalentiel » prend un rôle essentiel par rapport à l’identification. Il y a alors une mise en valeur de la notion de réversibilité entre l’identification et l’investissement d’objet. L’identification est ramenée à l’idée de ce que l’on veut être, tandis que l’objet concerne ce que l’on veut avoir. Le « Moi et le Ça » défend la thèse selon laquelle le moi se construit en empruntant au ça l’énergie pour s’identifier aux objets choisis par le Ça. C’est dire le caractère narcissique de l’identification et de trouver un statut pour l’Idéal du moi.

Pour J. Lacan (1966), la thèse concernant la phase du miroir est ramenée à un travail d’identification et pour conclure selon l’auteur à l’assomption de l’image spéculaire conçue comme fondatrice de l’instance du Moi. J. Lacan précise que l’identification narcissique originaire est le point de départ des différentes étapes identificatoires dont le Moi sera constitué : «Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l ‘analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image, dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage, dans la théorie, du terme antique d’imago» (1949).

Les études actuelles de la mémoire dans la démence de type Alzheimer font peu de lien avec une approche psychopathologique de la mémoire. Au sens neurologique, la mémoire est la capacité d’acquérir une information, de la conserver et de la restituée. La définition de la mémoire, d’un point de vue social concerne la conduite d’un récit et la lutte contre la condition d’absence. Mais, ce récit est fait en présence de quelqu’un, et il existe une prise en compte de l’événementiel. L’individu évoque le « stockage de l’information » au sens neurologique, mais, selon ses propres perspectives, selon son histoire et selon ses propres associations. La mémoire est en lien alors avec l’imaginaire du sujet, ses fantasmes, et la mémoire collective et familiale en particulier. A la composante « passive » du stockage d’informations s’oppose les aspects dynamiques de construction du passé. L’hétérogénéité même des différents types de mémoire, décrites au chapitre neuropsychologique, sont difficiles à distinguer en dehors de l’évaluation elle-même. Cependant la vaste question de la mémoire, rassemble inévitablement les aspects cognitifs et les aspects affectifs dans un environnement donné, et à un moment donné pour un individu.

Dans l’écoute du patient dément Alzheimer, il existe encore une trace personnelle et une référence familiale qui s’expriment à travers la répétition (faute de mots ?) comme lien avec le passé. Là encore, la mémoire auto-biographique est mieux «réactivée» dans le travail psychothérapeutique que ne le laisseraient supposer les tests de mémoire, ce qui permet de faire le lien entre la mémoire et les émotions, même si l’évaluation statistique est rendue difficile. Au-delà de la notion de stockage et de rappel, au sens classique de la définition de la mémoire, la mémoire « prospective » non explorée par les tests, la mémoire « épisodique » essentielle du fait d’une détermination affective et émotionnelle, régissent en partie le stockage et le rappel du souvenir.

Il existe des mémoires dont les mécanismes sont différents les uns des autres et qui questionnent la notion de transmission du passé au présent et des interactions entre un individu et son entourage. La mémoire individuelle est aussi le produit des événements et de la mémoire familiale.

Dans la théorie psychanalytique, il n’existe pas à proprement parler de théorie de la mémoire mais toujours un travail de mémoire, pourrait-on dire. Le modèle de S. Freud (1895), a voulu rendre compte d’une théorie psychologique sur un modèle neurologique. Mais les travaux psychanalytiques ultérieurs ont mis en évidence les liens entre mémoire, événement et traumatisme (comme trace), au sens d’un débordement des défenses du moi et d’une quantité d’excitation qui ne peut être contenue par les réseaux habituels. Ces derniers correspondent aux « barrières de contact » décrites par Freud et qui correspondent aux synapses.

Dans cette articulation entre mémoire et traumatisme, c’est le concept d’après-coup, comme reconstruction « après-coup », qui apparaît dans la théorie psychanalytique. La première conception de S. Freud à propos du traumatisme concernait une scène de séduction de l’enfant par un adulte, ce qui a donné naissance à la notion de traumatisme sexuel. Ce traumatisme initial s’exprimerait ultérieurement par un symptôme hystérique à cause de la trace laissée par cette scène. La notion de remémoration des événements infantiles permettait alors de penser que le symptôme peut disparaître. S. Freud a élaboré ensuite l’idée que le traumatisme sexuel premier est, en réalité, un fantasme ou bien une reconstruction fantasmatique de l’événement, dans la plupart des cas. La reconstruction a lieu « après-coup » au moment de la puberté et de la sexualité adulte. L’aspect traumatique est lié à ce qui se passe au dedans de l’individu plus qu’à l’événement au dehors. La notion de remémoration est tombée plus ou moins en désuétude ces dernières années, ce qui signifie que la restitution d’un événement passé en tant que phénomène de mémoire a perdu de son intérêt au profit de ce qui se passe dans la relation thérapeutique.

D’autres axes de recherche concernent principalement la transmission, la mémoire du corps et la mémoire familiale. La mémoire du corps pourrait-elle être l’équivalent de la mémoire autobiographique, lorsque la mémoire ne peut s’exprimer par le langage verbal ? Ainsi, lors d’un traumatisme infantile précoce lié à une séparation, la réaction émotionnelle reste comme une trace qui ne peut être élaborée grâce au langage verbal. Par la suite, il pourra se manifester une décompensation psychosomatique à l’occasion d’autres événements (naissance, décès). Les recherches récentes sur le tatouage montrent également l’existence d’une mémoire autobiographique du corps. Les événements sont directement inscrits sur le corps, donnant lieu à une inscription sur la peau plutôt que dans la mémoire : cela correspond aux recherches de D. Anzieu sur le « Moi-peau » (1974).

En pédopsychiatrie, d’autres recherches se développent sur la dynamique familiale à propos des interactions précoces mère-enfant, pour proposer des modèles de transmission culturelle et familiale pour aborder la question de la mémoire et de l’amnésie affective. Par exemple, l’étude de la transmission des prénoms, des patronymes d’une génération à l’autre montre que dans les familles de psychotiques, le prénom d’un enfant mort est plus souvent transmis que dans les familles témoins. Les recherches dans le cadre de la thérapie familiale ont largement montré, également, que des événements vécus à la génération précédente et gardés secrets tels que le suicide, une mort violente, un avortement, continuent à « influencer » le psychisme des descendants. Il existe une transmission familiale des contenus psychiques véhiculés par le langage et une transmission de contenus « événementiels », non-dits, servant de base au mythe familial. Le mythe familial, selon A. Ruffiot (1981) est «un récit qui met en scène des actions et des héros imaginaires dans lesquels sont transposés des événements historiques réels ou souhaités, dans lesquels se projettent certains complexes individuels ou certaines structures sous-jacentes des rapports familiaux».

Les recherches à partir du lien de filiation déterminent un autre abord de la question de la transmission familiale. Ainsi dans l’étude de certaines psychoses (délires de filiation), J. Guyotat (1986, 1988), analyse ce lien selon deux axes : «d’une part, l’axe institué, par lequel l’individu est dit par le groupe, père de / fils de. Cette relation d’appartenance a une certaine lignée, se base sur des institutions langagières (patronymes, prénoms) ou non langagières (règle d’héritage, statut juridique) ; l’autre, narcissique, qui correspond à la dimension imaginaire de la filiation et se base sur la reproduction du même (de génération en génération), fantasme d’immortalité en quelque sorte. Ainsi, […] certains événements familiaux, mort prématurée, suicide, stérilité, adoption […] favorisent cette dimension imaginaire, renforçant le mythe familial et un certain type de transmission intergénérationnelle en particulier» (J. Guyotat 1986,1988).

Le passé de l’individu peut ainsi être compris à travers une double reconstruction prenant en compte à la fois la mémoire fantasmatique individuelle et la mémoire mythique familiale. Les processus de transmission intergénérationnelle ont été étudiés dans les travaux de A. Ruffiot (1981), A. Ruffiot et F. Aubertel (1985), et E. Granjon (1990) entre autres.

La mémoire se transmet de la famille à l’individu à travers des contenus psychiques, du passé au présent, d’une génération à l’autre, et s’ouvre un champ de recherches et d’articulations communes entre la transmission génétique, la transmission psychique et la mémoire familiale. Dans l’ouvrage collectif dirigé par R. Kaës (1993), la question de la transmission psychique est mise en débat par rapport aux différents modèles de référence. R. Kaës analyse trois modèles de transmission : le modèle de l’hérédité avec la question de la dégénérescence, le modèle de l’épidémie et de l’immunité, et le modèle de la contagion mentale avec la psychologie des foules.

Nous retrouvons chez cet auteur un point d’accordage, à mettre en évidence avec les deux axes de transmission dont parle J. Guyotat (cité plus haut). L’axe du rapport des générations selon R. Kaës, ou l’axe institué selon J.Guyotat, conduisent à penser le sujet comme sujet d’un héritage. Cette transmission «implique la précession du sujet par plus d’un autre» (R. Kaës, 1993). C’est au sein de cet ensemble que constitue le groupe familial, que l’enfant prend la place qui lui est nommée, donnée à la fois par le groupe, par le corps et par le langage. Cet axe doit se combiner avec l’axe narcissique, dimension imaginaire de la filiation selon J. Guyotat, dimension narcissique et négative selon R. Kaës ; narcissique au sens de la formule de S. Freud, si souvent entendu dans le séminaire de R. Kaës, comme d’un sujet étant «à soi-même sa propre fin» et d’être «le maillon d’une chaîne à laquelle il est assujetti sans la participation de sa volonté» et négatif au sens de ce qui n’est pas là, ce qui fait défaut dans le contrat avec l’enfant concernant la non réalisation des « rêves de désir » des parents.

La question de la transmission se poserait-elle dans « l’urgence » pour ce qui concerne les deux extrêmes de la continuité de vie ? L’urgence de la transmission se manifeste, dans la clinique avec les sujets âgés, par cette forme d’impératif à retrouver son passé pour vivre le présent, et également dans la demande implicite de l’interlocuteur de la personne âgée, de faire des ateliers « mémoire » un travail de « remémoration ».

A l’inverse, la démence comme maladie des liens semble immobiliser le travail de la transmission entre les générations, comme une urgence à s’arrêter de transmettre et urgence sur le plan narcissique à s’arrêter de se dire de se transmettre comme un relais générationnel impossible. Nous retrouvons ainsi l’importance de la question du positionnement, de la place de chacun qui se structure tout au long de la vie à partir des expériences des différents miroirs.

Le cadre de ma pratique de la thérapie familiale permet de situer la mémoire individuelle dans l’espace de la mémoire familiale. L’abord de la recherche psychopathologique et psychothérapeutique de la démence élaborent des perspectives nouvelles sur le sens de la transmission psychique, sur le sens des événements « à la charnière de l’individuel et du groupal », et sur l’organisation du réseau généalogique.

Le sens de la thérapie familiale est d’aider un groupe à faire famille, c’est tout autant aider les membres à retrouver une place individuelle dans le groupe familial. Le temps que dure un travail de thérapie familiale aide à cette prise de conscience des générations, dimension d’un temps qui permet que se réalise une appropriation d’un temps psychique.

Dans la pratique gérontologique, le travail des entretiens familiaux, est centré sur la place de la personne âgée, place qui se rejoue au moment de la situation de crise et par un état de dépendance à l’autre. Cette question de la place, dans le travail du vieillir, relance la question de l’origine, des racines, avec l’idée de pouvoir s’appuyer sur le passé, plus rassurant que le futur incertain, et sur la filiation.