5.1 Le temps et (est) la mort

La question du temps semble fournir un exemple de l’interrogation sur le passage du corps au psychisme et peut-être du psychique au corporel. La conscience de se savoir mortel ainsi que l’inscription inéluctable dans la temporalité sont des questions qui articulent à la fois l’intime et l’universel. La démence, comme maladie des liens ou du lien, interroge les effets, les emboîtements aux différents niveaux :

  • Intra-individuel
  • Inter-personnel
  • Inter-groupal familial, institutionnel.

Ces emboîtements se présentent comme des points de bascule dans la démence où s’organisent et se désorganisent les rapports à soi, à l’autre, dans un mouvement de « familière/étrangeté ».

La personne âgée rencontrée dans les différents lieux de soins parle de l’existence, du temps et du vieillissement. Elle semble dire : « avec le temps vous deviendrez comme moi. Le corps change, et c’est comme s’il y avait un regard du dehors vers le dedans. Le présent, l’actuel, donne cette perspective du temps : temps de prise de conscience avec son intériorité cachée ou refoulée ou encore déniée ».

W.R. Bion (1979) parle de ce voyage de la naissance à la mort : «mes premières expériences concernaient quelque chose qui touchait ce qui, je l’appris plus tard, était « Moi ». Les changements de pression du fluide m’environnant variaient de ce que « Moi » appelais : plaisir, à ce que « Moi » appelais : douleur.»

Mon allusion dans l’introduction, à l’idée de la démence comme maladie de la conscience, irait dans le sens d’une maladie de la temporalité et de la question de l’angoisse de mort, constatées ailleurs par N. Bouati (1999). Je pense, ici, à cette patiente suivie en hôpital de jour puis accueillie en long séjour, qui m’annonçait qu’elle avait «arrêté le temps», en m’expliquant qu’elle avait tout simplement «scotché les aiguilles de l’horloge de sa cuisine».

Le monde du présent, que le patient dément ne peut plus habiter, risque de conduire à un isolement défensif. La place du sujet dans la question du placement s’efface comme équivalent d’un présent à dissoudre. C’est ce que l’on retrouve dans cette équation mortelle signifiée par la personne démente « si je perds la mémoire, (alors) je me perds» (A. Sagne, 1996). Ceci va dans le sens défini par J. Maisondieu (1989) qui parle d’un sujet devenu dément parce qu’il n’existe plus à ses yeux et dans le regard des autres. Son travail de recherche l’a conduit également à formuler l’idée d’un «miroir-effacement» dans la démence à l’inverse du miroir-inscription chez l’enfant. Nous reprendrons cette question dans la troisième partie de notre réflexion.

Dans la démence comme maladie du temps, comme forme de maladie de la conscience, quelle forme de passage serait-il saisissable avec l’idée que l’inconscient ignore le temps ? Quelle est la nature des liens entretenus ou non entre ces deux « temporalités » ? La référence à la métapsychologie freudienne, montre que deux systèmes de fonctionnement psychique correspondent à deux systèmes de temporalité qui co-existent simultanément dans le psychisme. Ces deux systèmes sont le processus primaire et le processus secondaire où le temps peut-être appréhendé sur un mode de continuité ou de discontinuité, en fonction de l’impact de l’un ou de l’autre donné par le sujet lui-même.

Ces questions soulevées dans ce chapitre, dans un registre très large comme celui de la temporalité, orientent cependant les modèles de recherche en psychogérontologie. Par exemple, le modèle « déficitaire » met en évidence ce « quelque chose » en moins qui caractérise cette approche du vieillissement. Le modèle déficitaire part de la notion de déficit en élargissant le champ d’investigation : depuis l’étude des praxies, des gnosies, du langage jusqu’aux déficits mnésiques et cognitifs. Un spectre de plus en plus large qui explique la multitude de théories autant que le carrefour de plusieurs disciplines concernées, et qui conduit à une multitude d’échelles d’évaluation visant à reproduire l’étendue des déficits chez la personne âgée, et chez la personne âgée démente en particulier, pour indiquer les conduites thérapeutiques à tenir. Aujourd’hui, et en conséquence de ces approches multiples dérivées du concept de déficit, les progrès ont accentué le décalage entre la connaissance de la maladie et celle du malade. C’est sur ce mode paradoxal que l’on retrouve dans les suivis le « devoir » de «commencer par une estimation précise du déficit» (H. Rey, 1967), tout en soulignant de nous garder de définir «la personnalité du vieillard seulement en termes de déficit, par référence plus ou moins consciente à l’âge adulte», et mettant en évidence le déclin des fonctions cognitives. La démence apparaît bien comme le paradigme déficitaire, posant ainsi la question de la continuité ou non de vieillissement/démence, ainsi que la notion d’irréversibilité.

La neuropsychologie et la psychologie cognitive appliquées à l’étude du vieillissement ont pu prendre le déficit comme inéluctable et comme temps premier de la notion de déclin. Cependant, au delà de ce qui reste attaché à une représentation sociale du vieillissement, ces disciplines ont également montré d’une part l’hétérogénéité des démences de type Alzheimer (P. Celsis et al., 1991), grâce à l’imagerie fonctionnelle cérébrale et d’autre part la variabilité inter-individuelle des performances cognitives (S. Valdois et Y. Joanette, 1991), dont nous avons parlé dans le chapitre 3.

Au plan social, le déficit a pu être associé à l’image du retrait (retraite) comme le négatif de l’activité (le travail). H. Reboul (1973) a bien analysé le lien social établit entre la retraite et la vieillesse quand elle écrit : «Quand on prend sa retraite, on perçoit sa pension-vieillesse ; quand on est retraité, on est donc perçu comme un vieux». Différents modèles montrent le risque toujours présent de confondre le vieillissement avec le déclin, avec l’usure. Mais c’est aussi dans un registre sociologique, une position de plus en plus critique de ce modèle « déficitaire » en termes de «la retraite, une mort sociale» (A.M. Guillemard, 1986).

Depuis longtemps, d’autres travaux mettent en question ce paradigme déficitaire, et en particulier les travaux de L. Ploton qui parle de «symptômes d’allure déficitaire» et qui débat sur les questions d’irréversibilité et d’inéluctabilité. Cette démarche pousse J. Maisondieu à considérer la démence comme seule façon d’échapper au poids accusateur du multiple regard de la société, des parents, des enfants portés sur le vieillard. Le pas est franchi vers un autre modèle qui est celui de la culpabilité. J.Gaucher a travaillé cette question dans le rapport parent/enfant, la personne âgée se représentant elle-même comme une trop lourde charge pour ses enfants qui ressentent les effets d’un sentiment de culpabilité en lien avec des angoisses d’abandon. Cette culpabilité concerne également les soignants auprès de personnes âgées. Des mécanismes identificatoires sont en jeu dans ce «vécu d’abandon, auquel il sera si souvent renvoyé en miroir de celui du patient» (L. Ploton, 1990).

Le mécanisme identificatoire est posé également par J. Gaucher (1993) en terme de modèle de devenir, des personnes qui en parlent, (les enfants ou les soignants) en dénonçant le modèle héréditaire. Cet auteur en réfère à la notion de filiation plutôt qu’à celle d’hérédité, en soulignant «l’écart entre la connaissance d’une réalité scientifique et l’inquiétude liée à une sorte de « croyance » inter-générationnelle du déclin cognitif du grand âge. Un parent supposé contenir un savoir, auquel il est identifié peut-il perdre ses capacités cognitives sans déclencher chez la génération suivante des angoisses profondes» ?

Dans la démence type Alzheimer, la question de la mort semble « effacée » ; les différents auteurs ont souligné alors l’incapacité supposée d’affronter la question de la mort pour parler de « déni de la mort ». Cette hypothèse est reprise sous la forme d’un «non bilan de vie» où la question «de la mort à venir comme n’ayant pas lieu», relançant ainsi l’hypothèse d’un «stade de vieillesse» non élaboré, (J. Gaucher, 1993). La question de l’élaboration d’une crise, celle de la sénescence, est posée ici avec acuité.