5.3 Image du corps, vieillissement et miroir sonore

Nous voulons, dans ce chapitre, pointer quelques lignes de force qui sont en lien avec notre travail sur le vieillissement et sur la démence. En accord avec H. Bianchi (1989), nous dirons que «le retour au narcissisme est le symptôme d’un certain mode de vieillissement, comme le sont également le défaut de sublimation et le déclin du surmoi».

Le concept d’image du corps est au confluent de nombreuses recherches sur les rapports entre mentalisation et somatisation, sur les limites du Moi, sur les contenants de pensée. Le vieillissement s’inscrit aussi dans le corporel, combiné au changement dans l’économie psychique. Les rapports du corporel et du psychique sont des questions centrales au moment de la crise de sénescence et du travail d’élaboration de cette crise, avec un accent mis sur les blessures narcissiques. Parler d’image du corps, c’est aussi nécessairement faire référence au mythe de Narcisse s’éprenant de sa propre image, et de la nymphe écho dont la voix résonne sans fin.

Avec le temps, l’image du corps, l’image de soi change et se transforme. Les premières expériences de la vie restent cependant un modèle de relation d’objets influençant la relation aux autres et à soi-même. Ce temps de crise, de passage de séparation/retrouvaille avec ce qui précède, amène à l’idée d’une limitation, d’un sentiment de finitude. Le corps fait l’expérience de sa propre limitation et de la question de la mort à venir.

Le travail de P. Schilder (1966) à propos de l’image du corps, parle aussi du réveil du Moi, du fait de l’expérience du plaisir et de la douleur liée aux événements de vie. Selon M. Klein, l’image du corps se projette dans le monde et le «corps du monde» est introjecté dans le corps propre, Selon E. Bick (1968), l’image du corps, peu différenciée chez le bébé, a besoin de la médiation de la peau de la mère pour rassembler et contenir les divers morceaux d’expériences que l’enfant ne sait pas encore distinguer comme somatique ou psychique ; c’est l’équivalent chez W.R. Bion de la «capacité de rêverie» de la mère qui assume cette fonction temporaire de contention et d’élaboration des «anxiétés de mort» de l’enfant.

Même si l’image du corps ne figure pas dans le vocabulaire de la psychanalyse, ce concept est important car il met en évidence la prévalence de la relation à l’image du semblable intimement liée à la représentation que l’individu a de son corps. S. Freud, puis à leur tour H. Wallon, J. Lacan, R. Zazzo, F. Dolto, D. Anzieu : chacun a pressenti l’importance du rapport au miroir et du langage dans la construction de l’être.

Dans son étude sur les «enveloppes psychiques», et en particulier sa théorie du «Moi-peau», D. Anzieu a fait de la sensorialité tactile, un des modèles organisateurs du Moi et de la pensée. Le Moi (le sentiment de soi, le sentiment d’identité) se constitue par les expressions tactiles, et la découverte du monde et de soi s’établit principalement par le toucher. La peau, en tant que surface, comporte également une face interne et une face externe qui distinguent le dedans et le dehors et définit un volume et constitue une enveloppe. C’est aussi une structure intermédiaire de l’appareil psychique. Le Moi-peau est «un concept opératoire précisant l’étayage du Moi sur la peau et impliquant une homologie entre les fonctions du Moi et celles de notre enveloppe corporelle : limiter, contenir, protéger»(D. Anzieu, 1985). Le sentiment d’identité s’étaie aussi sur les différentes fonctions du Moi-peau.

Cependant, D. Anzieu souligne dans le «Moi-peau» que cette légende de Narcisse montre bien l’antériorité du miroir sonore («peau auditivo-phonique») sur le miroir visuel. Cette image du corps est indissociable du miroir puisqu’elle renvoie à la prévalence de la relation à l’image du semblable dans la représentation que l’individu a de son corps. Citons encore D. Anzieu qui nous donne du miroir sonore le premier miroir tendu à l’enfant : «le soi se forme comme une enveloppe sonore dans l’expérience du bain de sons, concomitante de celle de l’allaitement. Ce bain de sons préfigure le Moi-peau et sa double face, tournée vers le dedans et le dehors, puisque l’enveloppe sonore est composée de sons alternativement émis par l’environnement et le bébé […] le miroir sonore, puis visuel n’est structurant pour le soi, puis pour le moi qu’à condition la mère exprime à l’enfant quelque chose d’elle et de lui et quelque chose qui concerne les qualités psychiques premières éprouvées par le soi naissant du bébé».

Dans la mesure où le Moi spéculaire se constitue à partir du miroir sonore autant que du miroir visuel, le concept de «Moi-peau» rejoint le concept d’image inconsciente du corps de F. Dolto. Cet auteur nous rappelle que l’image scopique ne peut prendre sens que par la présence aux côtés de l’enfant, d’une personne qu’il connaît. Ce qui est aliénant selon F. Dolto, c’est lorsque l’expérience du miroir n’est que scopique, c’est-à-dire lorsque l’appel, le geste reste sans réponse, sans communication. De même que l’instauration du Moi-peau correspond à une enveloppe narcissique pour assurer un bien être de base, l’image du corps, support du narcissisme, permet de communiquer avec autrui. Ils constituent des inséparables du miroir par un double ancrage à la fois corporel et intersubjectif, à l’origine de la vie psychique.

R. Zazzo (1972 à 1983) a développé les interrogations sur l’image spéculaire et son travail sur la genèse de l’image de soi. Il en conclut que «l’identification de soi ne surgit pas dans une illumination soudaine que traduirait, comme ont prétendu certains auteurs, l’éclat de la jubilation. L’identification, l’appropriation de l’image spéculaire s’opère sans doute par un long processus avec des moyens probablement multiples, des tonalités affectives contradictoires». Ce même auteur a également montré l’importance de la présence de la mère portant l’enfant devant le miroir et lui parlant, écrivant à propos de son film de 1973, intitulé « A travers le miroir »: «l’image de soi se forme à l’image d’autrui par imitation et dialogue […] il est probable que le contact avec autrui reconnu depuis longtemps dans le miroir favorise la reconnaissance de soi par contiguïté, mais nous ajouterons que ce contact est tout autant sonore que visuel […]».

Cela nous amène à évoquer ce que nous rappelle D.W. Winnicott (1971) à propos de l’enfant, qui se regarde dans la glace et peut se rassurer «parce que c’est l’image de la mère qui est là, que la mère peut le voir et enfin que la mère est en rapport avec lui». La psychothérapie pour cet auteur consiste à réfléchir ce qu’apporte le patient, c’est-à-dire un dérivé complexe du visage qui réfléchit ce qui est là pour être vu et entendu. Toutes ces descriptions de l’expérience du miroir montrent l’importance de l’accompagnement de la mère, les manières dont l’enfant est porté, désigné et manière dont l’objet lui est désigné.

Nous avons souligné à plusieurs reprises le besoin d’accordage ressenti par les patients déments. Cela nous évoque, ici, les expériences de D. Stern (1977) à propos des bébés et de ce qu’il nomme «affective attunement», traduit par « accordage affectif », qui souligne la nécessité d’un miroir sonore pour découvrir et partager quelque chose de sa vie intérieure.

Ce nom d’accordage affectif rend compte de conduites d’accordages, en déplaçant l’attention vers l’état affectif interne, vers la qualité du sentiment à partager. Si on rapproche ces notions de l’étude d’A. Green sur l’affect (1973, 1980), cela donne une fonction représentative de l’affect lui-même. En ce sens, la fonction de représentation de l’affect préfigure la représentation de l’objet car les réponses en écho de l’enfant aux affects de la mère prennent valeur de représentation de la mère et constitue une forme de symbolisation précoce.

Le niveau émotionnel repéré dans ma pratique clinique avec les sujets déments réactive avec force ce modèle d’accordage affectif, étudié dans le développement. Le moteur est le nouage affectif, le climat relationnel pour que le patient investisse la relation dans la durée.