6.2.3 L’affect comme relance de la pensée chez le dément

Dans l’investissement des patients âgés « déments type Alzheimer », la psychopathologie interroge la manière dont on se place (prisme) vis-à-vis du patient en travaillant avec les représentations du patient, et aussi celles du thérapeute, dans l’interrelation.

L’élément organisateur primordial du lien familial et individuel est le registre affectif. Comment les choses se sont soudées dans la richesse des échanges affectifs ? Du côté familial, quelle différence existe-t-il encore entre l’échange affectif réel et l’échange affectif fantasmatique, imaginaire ? Quelque chose du côté imaginaire reste possible malgré la pauvreté manifeste des échanges verbaux, est-ce que cela permet de mieux supporter une « forme d’absence »( la démence) grâce à ce qui a été richement vécu antérieurement, c’est-à-dire grâce à une relation familiale antérieure suffisamment « introjectée » ?

Le choix de la position d’investigation au départ était de supposer une logique de la pensée chez le dément. L’organisation élaborée, de/dans l’institution, peut permettre une approche des niveaux de complexité depuis le temps du diagnostic relationnel qui concerne le lieu de vie, à commencer par le temps d’accueil (connaître la position du sujet dément), puis vient le temps du projet de soins qui concerne la réalité psychique, psychopathologique.

Supporter l’inconfort pluridisciplinaire vient faire « écho », je pense, à la difficulté de supporter le non-communicable, le non-compréhensible, le non-sens que nous adresse le sujet dément : cette capacité à le supporter, ou non, détermine en quelque sorte notre champ aveugle individuel et institutionnel, que nous sommes tenter de réduire en voulant enrichir le matériel clinique recueilli aussi bien dans les espaces de vie (relation directe) que dans les espaces du groupe à médiation (dimension tierce). Ma question pouvait se formuler alors sur ce mode paradoxal : comment rester présent face à quelque chose qui nous désorganise (s’identifier- ne pas s’identifier) ?

L’appareil psychique du dément perd ses différentes représentations (de mots, de chose) et ses capacités de liaison (des affects). On se retrouve alors du côté de l’appareil perceptif, avec le sentiment de devoir « traiter tout de suite » : paradoxe du fonctionnement dans la démence ? C’est l’exemple me semble t-il de fonctionnement dans le système « perception-conscience » (S. Freud, 1938) : le patient a conscience du trouble (« je perds ») et en même temps la rétention ne fonctionne plus (« je ne garde pas »). La rétention serait plus assimilée ici à l’attention qu’à la mémoire car ce qu’on appelle « mémoire » réfère aussi a une fonction large et en réseau ( à différencier de l’apprentissage scolaire et intellectuel). On ne peut pas tout enregistrer et le travail de mise en mémoire suppose aussi un investissement affectif conscient ou inconscient.

Dans le cadre de son premier modèle métapsychologique, S. Freud (1938) assimile la conscience à la perception. Et priorité est donnée principalement à la perception du monde extérieur : «L’accès à la conscience est liée avant tout aux perceptions que nos organes sensoriels reçoivent du monde extérieur».

La démence type Alzheimer pose la question de la conscience de soi. Dans l’approche clinique, la partie « saine », celle avec laquelle on peut faire alliance et qui survit le plus longtemps à l’évolution de la démence, se situe dans le registre de l’affect. Il s’agit du registre de l’affect comme axe de la relation humaine et comme fil conducteur pour recueillir l’observable qui appartient à la vie mentale actuelle du patient, et l’organiser de façon signifiante. Car, au départ, les observations sont très hétérogènes, du fait des personnes et du fait du matériel à la fois verbal, gestuel, désordonné, interrompu et confus.

L’affect se pose comme le dénominateur commun, source d’accès à la vie interne du patient mais pose également la question d’un langage commun, pour rendre compte d’une relance de l’affect jusqu’à la représentation. Rappelons au passage que le langage sert à la fois à contrôler les émotions ( incluses dans l’affect au sens générique) et à l’expression de ces émotions. Dans la démence, il y a un besoin de raccordage , adressé par le patient, entre une perception douloureuse et une représentation mal faite. Les choses se présentent comme si elles étaient « inversées » (entre phénomène psychique et douleur physique) dans le discours du patient.

Ce travail de raccordage est particulièrement important dans deux situations générales : lors d’une plainte douloureuse, plainte prise en considération quand le patient exprime une souffrance, prise au sérieux par l’interlocuteur, montrent qu’il se « passe quelque chose ». Douleur et souffrance sont présentes dans le psychisme du sujet dément. Ce travail de raccordage sert à faire valoir la vie psychique du patient dément.

L’autre situation observée, moins classique, est le moment de fin de vie du patient en institution : j’ai eu l’occasion, avec un soignant, d’assister au retour « d’un temps de lucidité » chez plusieurs patients quelques heures avant leur décès. Ce temps de lucidité, qui revient au temps d’une séparation, définitive relance la question de la « démence de défense » (G. Le Gouès, dans le travail de supervision), et dans ces deux exemples généraux nous invitent à nous intéresser à la vie psychique du sujet dément.