6.3.1 La capacité d’être seul en présence de l’autre

L’introduction d’un tiers, pour instaurer une distance psychique suffisante a pris la forme d’un tiers plus ou moins « physique », matérialisé et plus ou moins « symbolique » ; ou pour dire autrement un tiers perceptif-visuel : vidéo, notes des entretiens (annexes), présence d’un stagiaire psychologue en position d’observateur, médiations concrètes et productions (peinture) comme éléments perceptifs et permettant l’accès à un mode de symbolisation (raccorder l’affect à la représentation).

Cette nécessité d’introduire une forme de tiercéïté, vient répondre à une autre logique que la logique névrotique « classique ». Autrement dit, mes propres points aveugles, points de butée théorique et clinique ( comme l’impasse des débuts de prise en soin individuelle ) renvoient à une dimension narcissique, presque une logique narcissique ( ? ) si on peut dire, par la question du double, de la réverbération, comme porte d’entrée « du dedans » de la maladie.

Cette notion de double que je vivais alors plutôt sur le mode du paradoxe (par exemple, impasse de l’échange, ou se retrouver demandeur pour l’autre qui souffre et ne demande pas), renvoie également à la recherche d’une référence à l’autre comme d’une copie externe pour se penser soi-même. Ce sont là des hypothèses de travail qui m’aident à penser le rapport que le dément entretient avec sa propre difficulté à penser, mais surtout à « se penser » (système affectif comme système d’auto information du sujet sur lui-même, dont traite R. Roussillon (2000) . Cet accompagnement du sujet dément nous entraîne dans une clinique de l’archaïque, et nous devenons alors, dans une clinique du narcissisme des « archéologues » de la pensée démentielle.

Le travail d’identification (dans ses points de butée) et le travail de symbolisation d’une part au moins de souffrance, à partir d’une pensée nommée post-figurative (M. Perruchon et G. Le Gouès, 1991) ; continuent d’évoluer et représentent une ressource possible, un étayage ( dimension psychothérapique ) pour un sujet en recherche d’adaptation à sa situation psychique. Cela interroge également notre propre modalité narcissique dans cette observation au long cours, ainsi que notre propre capacité d’adaptation en perpétuel mouvement du fait peut-être d’une indépendance jamais totalement acquise une fois pour toute. La démence serait-elle alors une conséquence des « ratés » du travail d’adaptation identitaire que chacun doit accomplir tout au long des différentes crises de vie qu’il traverse et qui s’emboîtent ?

Souffrance narcissique universelle ou souffrance narcissique qui signe une psychopathologie ? Démence comme souffrance narcissique venant déployer sur le tard les différents deuils « bloqués » révélant ainsi une structure névrotique mais insuffisamment constituée du côté de l’organisation oedipienne pour parler d’une triangulation oedipienne ?

Dans cette pratique clinique non seulement l’offre de soins précède la demande mais c’est également comme si le patient nous demandait de lui parler de lui du dehors, comme un narcissisme qu’il trouverait ou retrouverait au dehors ? Paradoxe que le narcissisme au dehors de soi ? Une mise en lien, une mise en groupe pour parler du rapport de soi à soi-même dans la démence ? Comme un besoin de duplication au dehors (double) qui viendrait re-présenter le tiers manquant au dedans ? Nous pouvons pointer ici le lien avec la psychopathologie et la pratique psychothérapeutique adulte de ces vingt dernières années qui mettent en évidence la nature narcissique des conflits. A. Green (1983) situe sa réflexion globale du côté des problèmes du deuil.

A partir de notre pratique clinique auprès de patients « déments type Alzheimer » et en lien avec les problématiques narcissiques de la clinique plus générale, nous sommes enclins à faire l’hypothèse aussi d’une situation de triangulation oedipienne qui n’aurait pas pu jouer son rôle de véritable organisateur de la structuration psychique ou alors peut-être sur des bases narcissiques différentes ? Un défaut de l’intériorisation de l’objet primaire ? La démence nous interroge également sur la problématique universelle de la perte.

La clinique démentielle telle que les patients me l’ont enseignée instaure le modèle d’une présence physique et psychique suffisamment solide pour aider le patient à se confronter à lui-même, sans être seul. Nous voici, maintenant, raccordé à la clinique générale du vieillir, à savoir la question de la solitude. Le sentiment de solitude suppose une vie intérieure, c’est-à-dire un narcissisme suffisamment solide pour s’adapter aux différentes tempêtes de la vie (crises).

Qu’en est-il de la solitude dans la démence ? Fuite en avant, dénuement, ou encore réponse introuvable du côté du sujet dément marquée par un désintérêt apparent pour le monde extérieur ?

Cela ré-interroge les aspects positifs et négatifs de la solitude. Au plan psychologique, c’est toute la question de l’identité et de la permanence du Moi (comme instance psychique) et de l’objet qui sont en jeu. Ce phénomène psychologique fondamental que représente le sentiment de solitude, a été étudié par D.W. Winnicott (1958) sous le concept de «capacité d’être seul». Mais ce moment de maturation psychique de la capacité d’être seul se fait d’abord en présence de quelqu’un « là où pas là », et c’est ce qui nous intéresse dans cette perspective théorique.

D.W. Winnicott (1954), distingue cette attitude de l’état de repli, mécanisme de défense qui implique une attente de persécution, et les aspects positifs de l’aptitude à être seul, qui est un des signes importants de la maturité du développement affectif : «la capacité d’être seul». Il se réfère aussi au concept de « relation anaclitique » de S. Freud (1914), et s’appuie sur l’observation au cours de la cure psychanalytique, séance silencieuse qui «constitue en fait pour le patient un aboutissement» et n’est pas une attitude de résistance. Ce concept est en relation étroite avec la maturité affective, mais le fondement de l’aptitude à être seul est paradoxal puisque c’est la capacité d’être seul en présence de quelqu’un.

La capacité d’être seul est fondée sur des expériences diverses. Pour décrire ce type de relation positiveentre le petit enfant et sa mère, D.W. Winnicott forge le terme de «relation au moi» (ego relatedness).

La capacité d’être seul en présence de l’autre explicite le sens du sentiment de solitude tel qu’il se donne à voir dans les réactions psychologiques face au vieillissement. Il s’agit du sentiment positif d’un certain degré de solitude sans se sentir seul, car le monde interne est suffisamment peuplé d’une vie intérieure et avec le sentiment de continuer de pouvoir créer des liens. La clinique de la démence montre, au contraire, un sentiment de solitude négativement vécu, sur le mode de l’angoisse de l’abandon, avec le sentiment extrême de perte de soi. La démence comme psychopathologie du vieillissement est une interrogation sur la perte, perte de soi et perte de l’objet, jusqu’à la perte du lien, voire au non-sens.