6.3.2 La démence et la clinique de l’objet

Les approches fondées sur le modèle médical mettent en évidence les descriptions séméiologiques en terme de signes ou de symptômes. L’approche psychopathologique met au contraire l’accent sur une compréhension en terme de structure de la personnalité.

Le terme de structure, suite aux travaux de J. Bergeret (1970), permet de distinguer trois lignées : une lignée névrotique dont les références fondamentales sont l’Œdipe et l’angoisse de castration ; une lignée psychotique dont les références sont le déni de la réalité, l’angoisse de morcellement et une relation fusionnelle avec l’objet, une lignée nommée « état limite » ou aménagements limites, chez des sujets ayant subi des traumatismes psychiques désorganisateurs et en particulier au moment de la « situation oedipienne ». Ces différents traumatismes psychiques entraînent le sujet dans une relation de « type anaclitique », c’est-à-dire dans une relation de dépendance aux objets sur lesquels il s’appuie tout au long de son existence. L’angoisse qui prédomine alors est une angoisse constante de « perte d’objet ».

Dans un texte non publié, J.M. Talpin (1996), interroge le concept même de structure psychique à l’épreuve du vieillissement, en postulant l’idée «d’une crise dans la structure plutôt que de la structure, qui se trouve cependant infléchie de la prise en compte de la mort à venir, à travers ses représentants psychiques à penser particulièrement en articulation avec la problématique de la position dépressive». Dans le même texte, cet auteur conclut à l’idée que «la structure du sujet est plurielle et qu’elle n’est pas intra-psychique, mais inter-psychique dans ses modes d’actualisation».

La perte d’objet est probablement une question centrale au cours de la sénescence, sous l’effet des deuils, réels ou fantasmatiques, que le sujet doit accomplir. Ces différentes pertes et deuils représentent une atteinte narcissique, une blessure narcissique, qui peut être source de « décompensation tardive ».

La perte de l’objet suppose la question de sa constitutionet de sa permanence. Ce qui nous intéresse, à partir de la clinique de la démence, c’est la question de l’objet, et d’une manière plus large celle de la « relation d’objet ». Si depuis S. Freud, le concept d’objet est référé à la pulsion, l’objet est aussi une façon d’introduire la question de l’interrelation. L’objet, comme tel, n’apparaît pas dans le monde sensible, aussi dans les écrits de S. Freud le mot « objet » (objekt) est toujours lié à un déterminant explicite ou implicite : objet de la pulsion, objetd’amour, objet auquel on s’identifie. L’objet n’est pas qu’objet interne mais aussi objet externe, les deux étant liés du fait de l’histoire et des expériences de la mère et de l’enfant au commencement de la vie de l’enfant. L’objet est aussi objet de perception tout autant qu’objet de représentation : dans les Trois Essais S. Freud (1905), fait un lien explicite entre l’objet et la personne : «l’objet est la personne qui suscite l’attraction sexuelle, le partenaire sexuel et la personne aimée».

Il n’est pas de notre propos ici de discuter au plan théorique les points de vue des différents auteurs sur cette question de la « relation d’objet », mais de noter, ici, que ces questions relatives à l’objet sont actuelles dans les questions des rapports entre la théorie du transfert et la théorie de la relation d’objet. L’objet est-il déjà là (ou n’a jamais pu être là), ou bien l’objet n’existe pas d’emblée du fait que nous sommes dans une relation fusionnelle (symbiose) dite relation anobjectale ? Ces questions sont synthétisées et reprises dans le livre de B. Brusset (1988) sur le lien interhumain. Cependant la clinique de la démence pose la question de l’objet et de sa permanence.

Dans la clinique des déments, la question de l’objet et de la relation d’objet semble désigner aussi bien la place des échanges (langage et communication) que la relation du moi avec l’objet. Cela fait retour avec la question même du narcissisme. Dans un texte central, S. Freud (1914) définit le narcissisme comme un «investissement libidinal original du moi» en mettant le Moi à la place de l’objet pour décrire une relation d’objet.

S. Freud postule l’existence d’une différenciation de la libido entre « libido narcissique et libido d’objet ». La libido peut donc investir soit un objet extérieur (libido d’objet), soit le Moi lui-même (libido narcissique). Au cours du vieillir, une partie de la libido est retirée des objets « perdus » du fait des deuils et pertes évoqués, et cette libido restante est ré-investie sur le Moi lui-même (libido narcissique). Cependant, que se passe t-il si cette libido narcissique « disponible » cherche en vain des objets internes insuffisamment constitués ? La rencontre avec les personnes atteintes de démence questionne l’importance de la constitution, de l’appropriation et de la permanence de l’objet.

Pour S. Freud l’objet lui-même révèle son importance par les effets de sa perte. L’objet devient dès lors le lieu d’investissement narcissique et, en même temps, objet de telle pulsion déterminée. L’un des destinsde l’objet donne lieu à l’identification à l’objet. Ce qui laisse supposer que l’objet doit être trouvé/crée au dedans de soi pour être constitué comme « objet interne ». Pour parler de perte d’objet, cela suppose que l’objet ait été constitué, c’est-à-dire différencié de l’objet externe assimilé à l’autre ou à une personne. Que se passe t-il si l’objet ne peut être perdu parce que insuffisamment constitué comme objet interne ? Cela revient à dire que l’objet perdu/à perdre est confondu avec l’autre, et donc perdre l’objet équivaut à perdre l’objet réel/objet d’étayage pour vivre.

La problématique de la démence renvoie-t-elle à une structure de type « état limite » (J. Bergeret et coll., 1986) où l’objet est un objet réel, source constante d’étayage pour ce type de structure ? Si l’objet réel est perdu, le dément se retrouve t-il alors sans objet ?