7.6.2 Déficit identitaire et reconnaissance

Dans la démence, c’est le déficit dans la capacité à s’occuper de soi qui pose le plus de questions aux soignants. Cela renvoie sans doute à la capacité élémentaire de prendre soin de soi, et cette observation dans la régression touche le soignant à un niveau émotionnel. Cette observation d’auto-abandon (comportement décrit comme sale et négligé, lieu de vie transformé en taudis, abandon de l’entretien de son corps) sollicite le soignant dans un registre de mère toute puissante. Les interprétations des soignants dans le registre de l’infantile sont également extrêmement fréquentes. L’auto-disqualification du patient aggrave ce tableau déficitaire narcissique.

Les différentes manières de faire des soignants vis-à-vis au patient sont comparables à la gestion des excédents et des déficits dans la communication. La démence serait comparable à un état déficitaire, permanent ou incontinent, en prenant au premier degré le comportement auto-destructeur, auto-disqualifiant du patient. Cette attitude soignante s’exprime également dans le verbe utilisé face au comportement du patient : par exemple, quand le soignant décrit le comportement en terme de «il» ou «elle» ne veut pas ou en terme de «il» ou «elle» ne peut pas. Dans le premier cas le déficit est considéré comme défense par le soignant, défense par un comportement interprété comme agressif, et dans le second cas le déficit est considéré comme conséquence directe de la maladie ou du trouble, excusant en quelque sorte le comportement du patient. Les moments de régression du patient sont également sources d’interprétations diverses de la part des soignants. La régression renvoie à quelque chose de négatif, de l’ordre d’un manque ou d’une incapacité, et pousse le soignant à un agir tel la sur-stimulation pour lutter contre l’angoisse diffuse. Cette attitude de sur-stimulation provoque souvent une confrontation à l’échec qui aggrave le déficit narcissique en estime de soi.

Les différentes représentations que nous avons du déficit dans la démence, avec ou sans jeu défensif possible, influencent la conduite de la prise en soins de type psychothérapeutique. Aider la personne démente dans la restauration de l’estime de soi, de l’image de soi, de la capacité à prendre soin de soi, de la permanence de soi, suppose d’alimenter cette relation par l’expression de nos affects et de nos pensées concernant l’ici et maintenant de cette relation, et engage un travail d’identification permettant la mise en place d’un travail d’étayage. Le travail de groupe «permet de constituer une histoire avec un récitant et dans un travail de différenciation de la réalité externe et interne, réalité psychique et réalité historique» (A. Sagne, 1996).

La prise en compte de la dimension affective dans la relation au sujet dément suppose déjà la prise en compte du phénomène de vieillissement dans sa dimension par essence paradoxale. Si comme le souligne Canguihem (1981) «Vieillir, pour tout être vivant, c’est à la fois durer et changer […]», la prise de conscience de son propre vieillissement se fait aussi devant le miroir, ou face à une photographie de soi-même. Cette image de soi, se croyant le même, révèle ce qui est perçu et ce que le sujet est devenu autre que ce qu’il était ou croyait encore être.

C’est bien ici le paradoxe du même et du différent comme constitutif de nos identifications et de notre représentation du vieillir que met en scène le sujet dément. Les troubles de la reconnaissance, de ce point de vue, illustrent cet élément organisateur de la vie psychique.

Cette question de la reconnaissance et de la peur du vieillir est admirablement décrite par M. Proust (1927) «[…] La transformation que les cheveux blancs et d’autres éléments encore avaient opérée, surtout chez les femmes, m’eût retenu avec moins de force si elle n’avait été qu’un changement de couleur, ce qui peut charmer les yeux, mais, ce qui est troublant pour l’esprit, un changement de personnes. En effet, « reconnaître » quelqu’un, et plus encore, après n’avoir pas pu le reconnaître, l’identifier, c’est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c’est admettre que ce qui était ici, l’être qu’on se rappelle n’est plus, et que ce qui y est, c’est un être qu’on ne connaissait pas ; c’est avoir à penser un mystère presque aussi troublant que celui de la mort dont il est, du reste, comme la préface et l’annonciateur. Car ces changements, je savais ce qu’ils voulaient dire, ce à quoi ils préludaient. Aussi cette blancheur des cheveux impressionnait chez les femmes, jointe à tant d’autres changements [….] on avait peine à réunir les deux aspects, à penser les deux personnes sous une même dénomination ; car de même qu’on à peine à penser qu’un mort fut vivant ou que celui qui était vivant est mort aujourd’hui, il est presque aussi difficile, et du même genre de difficulté de concevoir que celle qui fut jeune est vieille, quand l’aspect de cette vieille, puis la jeune, semble tellement l’exclure que tour à tour c’est la vieille, puis la jeune, puis la vieille encore qui vous paraissent un rêve, et qu’on ne croirait pas que ceci peut avoir jamais été cela, que la matière de cela est elle-même, sans se réfugier ailleurs, grâce aux savantes manipulations du temps, devenue ceci, que c’est la matière n’ayant pas quitté le même corps, si l’on n’avait l’indice du nom pareil et le témoignage affirmatif des amis […]».