8.2.2 Démence et soin psychique

Le titre au singulier « démence et soin psychique » est peut-être loin de faire l’unanimité parmi les différents chercheurs et praticiens psychothérapeutes. Il y a plusieurs raisons à cela que nous allons résumer brièvement. Du point de vue général concernant le vieillissement, chacun a ses propres hypothèses explicites ou implicites, qui isolent ou intègrent une problématique du vieillissement à la question globale de la personnalité. Ce qui orientent les hypothèses sur la réalité de la pulsion de mort, ainsi que les effets du temps sur la personnalité, indépendamment de la structure de la personnalité. La question de la « prise d’âge » ne peut pas être absente dans la psychothérapie. Et dans la pratique gérontologique, par exemple, il est fréquent d’entendre cette question condensée autour du concept de mélancolie et référée autant à des éléments psychiatriques que phénoménologiques voire philosophiques.

Le terme de démence, ici au singulier, présupposerait une homogénéité de l’étiologie, des manifestations cliniques et de l’évolution. Or la clinique montre non pas une mais des formes de démence avec des symptômes qui évoluent de façon différentes d’un individu à l’autre. C’est ce mode évolutif, individualisé qui oriente les choix psychothérapeutiques, imposant alors une forme de psychothérapie adaptée à l’évolution des capacités de chacun. Aujourd’hui, les approches multiples rendent compte de ces différentes formes d’approche en s’adressant soit à l’individu, soit au groupe et à la famille, soit en en travaillant sur l’influence de l’environnement du patient. Est-il nécessaire de concevoir une méthode en fonction des déficits spécifiques de la démence, des démences, ou bien est-il possible « d’appliquer » une technique déjà éprouvée dans le cadre de pathologies différentes, ou encore considérer le vécu et le discours du patient comme base conceptuelle de l’approche psychothérapeutique ? Il s’agit là d’essayer de mettre en évidence des constantes, dans la démence, qui permettrait d’ « appliquer aux processus démentiels des modes de compréhension universels applicables à l’homme en général» (J. Wertheimer, 1995).

Cependant pour la plupart des psychothérapeutes ayant choisi de travailler avec des sujets déments, un fait fondamental à valeur signifiante, réunit les divers concepts psychodynamiques. Il s’agit du discours du sujet dément qui a un sens en soi et pour son interlocuteur, quand des conditions favorables sont réunies. Ce discours, même appauvri, même chaotique nous renseigne sur la réalité interne du sujet. Ce discours a plusieurs fonctions et le psychothérapeute définit alors un mode d’accès et de compréhension. Il s’agit davantage de la parole, à condition de ne pas restreindre ce terme au seul langage verbal, mais d’inclure la notion de conduite dans le fait même de parler. Ces différentes portes d’entrée ne sont pas incompatibles avec la recherche de constantes dans la démence de type Alzheimer, invariants qui transcendent les différents chemins de l’évolution. Parmi ces fonctions, nous pouvons noter le mode de communication, le discours comme support de l’identité, le maintien de l’investissement, l’expression de quelque chose qui se «défait », autant de points assez généraux analysés par différents auteurs, à partir de leur pratique clinique et psychothérapique.

La démence comme mise en cause du lien interhumain renvoie à notre conception du sujet dément : est-il un semblable, est-il fait de la même pâte humaine au sens de «l’idée du Moi» (P. Racamier) ? C’est cette perspective que développe par exemple J.Maisondieu, quand il évoque notre malaise face à ceux qui ont perdu la raison : «reconnaissons-nous vraiment le dément comme un sujet partageant avec nous la notion d’humanité» (1988). La raison de l’ambiguïté de la situation vécue, dont rend compte la parole du dément, n’est pas due à la seule difficulté du discours, mais comme le souligne M. Grosclaude (1987), il y a d’un côté la réapparition d’un fonctionnement archaïque et de l’autre côté un déni de la démence. D’ailleurs J. Maisondieu (1997) va plus loin en parlant de l’exclusion du sujet dément, de l’influence négative (sujet nié dans son altérité) de notre regard porté sur ces patients entraînant un risque d’aggravation du processus de destruction psychique.

Pour G. Le Gouès (1988) la démence est une «psycholyse», et, ce terme crée rend compte notamment de la rupture de continuité psychique entre la réalité externe et la réalité interne : «la coupure se produisant dans deux directions simultanées, vers le processus de pensée et vers l’interlocuteur».

Partant du constat que le sujet dément perd peu à peu la capacité de donner une «signification stable à ce qu’il perçoit» (G. Le Gouès,1991), le sujet perd la représentation de soi et d’autrui. La désorganisation progressive de la pensée a été étudiée par ce même auteur dans un texte commun avec M. Perruchon. L’activité de représentation de chose puis de mot forme le processus de pensée. L’activité de représentation s’appuie elle-même sur l’activité de perception. Ces deux auteurs s’appuient sur la conception freudienne de la représentation pour décrire les processus de pensée dans le cadre de l’involution de la démence. Ils décrivent la pensée réflexive correspondant à la pleine utilisation de la représentation de mots, puis la pensée figurative vient prendre le relais quand seules les représentations de chose fonctionnent encore ; la pensée figurative est le moteur de la relation avec le sujet dément dans le face à face ou dans les groupes à médiation. Ces pensées sont tournées à la fois vers la perception externe et vers la perception interne. A un stade encore plus avancé de la démence la pensée « d’avant la représentation » que ces auteurs ont nommé «pensée post-figurative» s’appuie surtout sur la valeur de l’affect et des émotions. Cette pensée post-figurative peut-elle s’apparentée à ce que je nomme comme l’anté-miroir (chapitre 15.3.2) Ces références au processus de la pensée mettent en évidence, dans la démence, le processus progressif de dé liaison des représentations et des affects. L’affect, la mémoire affective, cependant, perdure bien plus longtemps que la mémoire cognitive. L’affect peut encore avoir un sens, et peut-être même tenir lieu de représentation, en raison de sa force structurante pour la psyché : le savoir affectif est ce qui survit longtemps après le savoir instrumental, comme nous le dit G. Le Gouès (1991) : «une manière de sentir et de ressentir qui guide la pensée».

Selon M. Perruchon (1994) les productions mentales du sujet dément se situent entre «le rêve, le délire, l’hallucination et le souvenir». Il existerait un processus propre à la démence révélant l’échec de la réalité, permettant la différenciation entre une perception, une représentation et une régression. Selon cet auteur, les éléments du passé qui font retour dans le présent correspondent à une «hallucination mnésique qui est une manière de sortir du chaos, de se réobjectaliser en combattant la dépression, de retrouver du sens ainsi que de maintenir l’investissement comme l’identité tout à la fois».

Le travail de recherche sur les psychothérapies a progressé vers la prise en compte progressive de la réalité de l’affectivité ou plus exactement de l’affect comme système à part entière et en interaction avec d’autres systèmes. Sous cet angle d’hypothèses psychogénétiques, l’entrée dans la démence peut être interprétée de diverses manières. La démence doit-elle toujours être considérée comme un processus de destructuration ou peut-on l’envisager comme un mode d’adaptation ou comme un «mode d’organisation» (J.M. Léger, J.P. Clément, 1985) qui reste encore à définir ? Ces auteurs parlent aussi (1987) d’une «causalité complexe où interviennent les déficits variés, l’influence du milieu socioculturel, l’histoire de la personnalité, les conditions matérielles de l’environnement, la sexualité, le problème de l’identité et l’approche de la mort». Les conséquences de cette affection pourraient-elles devenir des causes ? La fonction défensive de la démence (toutes les formes de pseudo-démence comprises) qui servirait à éviter une souffrance liée à une séparation, un deuil impensable, irreprésentable, et qui impliquerait l’ensemble de l’appareil psychique.

Ainsi nous pourrions faire l’hypothèse, après d’autres, que le fonctionnement psychique laisse une trace, une inscription dans le cerveau au niveau de sa structure et en terme de liaison entre «les altérations organiques cérébrales, l’affectivité et la sémiologie déficitaire» (L. Ploton, J.P. Vignat, 1987). Pour d’autres auteurs (A. Thomé, 1991), à l’origine de la démence, on observe un événement douloureux, stressant, traumatisant comme une perte d’enfant par exemple, et où les conditions de la perte font que le travail de deuil est considéré comme impossible. Est-ce la nature de cette relation affective qui est en cause ? Pour un auteur comme J. Bergeret (1974) la démence est comparable à une décompensation tardive d’une organisation « état-limite ».

C’est au cours de la sénescence que survient un accès pathologique/traumatique ayant pour origine la sénescence elle-même ou alors un traumatisme réel (décès d’un proche très fortement investi, une blessure narcissique importante) qui se cumule à l’angoisse de cette crise du vieillir.

Pour C. Balier (1979), le sujet dément se présente comme un sujet déprimé en rapport à une personnalité et une relation d’objet de type narcissique. Dans cette perspective H. Bianchi (1980) parle de la démence comme d’un « retour » dans la relation, retour à l’objet maternel primaire devenu conteneur de toutes les souffrances. Pour J.P. Vignat (1985), la démence est une décompensation psychopathologique à la suite d’un événement récent, toujours lié à la question de la perte et qui réactive des événements lointains et en lien avec la l’organisation de la personnalité. G. Le Gouès (1985) a fait alors l’hypothèse de la faiblesse du préconscient de certains patients, en parlant de «névroses mal mentalisées», qui entraîneraient une décompensation au cours d’une perte, perte d’autant plus importante, que ces patients dépendent de l’objet réel. L’entrée dans la démence pourrait correspondre à la perte d’un objet réel vital dont le deuil serait impossible, car le sujet perdrait la fonction auxiliaire qui masquait sa dépendance. Pour A. Boiffin (1987), la dissolution de la mémoire est corrélative de l’altération du préconscient. Pour M. Perruchon (1987), la démence constitue un retour au passé et notamment aux images parentales, qui peuvent être observables à un niveau régressif et qui vise une réparation narcissique.

Il est noter par l’ensemble des auteurs cités, une altération de la conscience de soi, une atteinte narcissique, un repli narcissique, des phénomènes de régression. Ces différents aspects de la démence nécessitent d’adapter le cadre d’intervention psychothérapeutique en prenant en compte les « capacités restantes » du patient. Il serait souhaitable, à mon sens de parler de capacité actuelle, capacité qui englobe le savoir affectif et le désir de communiquer du patient en lien avec ces capacités cognitives et essentiellement de considérer le patient tel qu’il se présente à nous dans l’ici et maintenant.