8.3.2 Le couple estime de soi et qualité de l’investissement

Parmi les points d’appui de la psychothérapie le tandem estime de soi et qualité de l’investissement illustre ma façon de me mettre à l’écoute du patient. L’approche centrée sur le mouvement transférentiel et d’abord sur les ressentis que j’éprouve, me place en position de « Moi-auxiliaire », face au sujet dément. L’offre de soins, de prise en soins adressée au patient dans le projet de travailler les conditions mêmes d’une demande de soins à travers la question de l’adresse à l’autre. Cet autre n’est pas un quelconque autre. La question de ce couple estime de soi et qualité de l’investissement fait écho, en terme de transposition, et également en terme de transition au sens d’une approche dite transitionnelle, à la question du rapport aux miroirs et à la question de la régression. Nous continuerons de développer cette question dans la troisième partie de ce travail.

Dans mon propre parcours institutionnel, puisque j’ai rencontré des personnes démentes dans ce cadre là, il m’a fallu un certain temps pour pouvoir penser mon rapport à ces sujets en souffrance. Et il m’a été nécessaire de mettre en place des conditions suffisamment sécurisantes (dispositif de soins) pour aider et accompagner la personne dans la perspective d’une régression qui n’était pas à penser uniquement comme la simple traduction et conséquence des atteintes cognitives. Autrement peut-être « on » ne voit rien, rien si ce n’est une personne « qui est bien dans son monde, qui ne souffre pas parce qu’elle n’en a plus les moyens instrumentaux » Comment accéder à la souffrance d’un autre qui vous fait vivre le sentiment de ne plus exister à ses yeux lorsque vous n’êtes pas là ? Cette souffrance est difficile à penser puisqu’elle se manifeste dans l’absence et dans la question du vide. Quels que soient les explications théoriques auxquelles les uns et les autres se réfèrent, la question de la souffrance éprouvée au contact de ces patients n’est pas évacuée pour autant et nous continuons d’en être affecté en tant que psychothérapeute. Le sens, continue également de nous échapper, ce qui alimente encore l’idée d’un travail du négatif et aussi l’idée que ça échappe, à un travail de représentation.

Le silence, pendant longtemps concernant l’affectivité du patient dément, dans la définition même de la maladie est-il un effet du négatif lié à cette pathologie ? Est-ce en lien avec notre façon de considérer le sujet dément comme un étranger ?

Est-ce en lien avec ce que les psychanalystes nomment la réaction thérapeutique négative ? Ces questions méritent d’être posées au regard de l’importance que l’on peut accorder ou non à la souffrance du sujet âgé et de surcroît du sujet dément. Comment peut-on se positionner comme sujet et comme dément ?

La méthodologie utilisée pour comprendre cette souffrance du sujet dément correspond à une mise en forme des gisements inutilisés dans l’institution et également aux conditions de mise en adresse à l’autre, ce que j’appelle être au R.D.V. de la rencontre. (Cf. parcours méthodologique). Le terme de gisement évoque ici à la fois le lieu où l’on peut écouter les différentes paroles des personnes démentes et les niveaux de profondeur à découvrir, concernant la richesse de ces productions. Il ne s’agit pas d’extraire un sens, une signification seulement à partir d’un mot compréhensible au milieu d’un discours totalement inaccessible pour fonder une interprétation. C’est aussi un risque encouru que de vouloir donner un sens là où le sens nous échappe. Je ne peux pas non plus faire comme si ce qui était observé (gisements) n’existait pas, sauf à être dans le déni. La question de l’adresse à l’autre est à la fois une question méthodologique et également une question des conditions d’un travail de psychothérapie avec les sujets âgés déments. Autrement dit cette condition d’adresse à l’autre est une constante quelle que soit la pathologie.

Ces patients ont besoin d’être étayés dans l’institution et par la fonction d’enveloppe institutionnelle pour qu’un processus psychothérapique puisse exister. Je peux en référer ainsi à la position « militante » dont j’ai déjà parlée, dans ce travail. Il nous est aussi possible de le penser en référence à ce que décrit W.R. Bion (1967) lorsqu’il parle des «attaques contre les liens», qui rend compte des effets de l’émotion qui circule et se répand dans les relations, entre les personnes, au sein de l’institution. Cette position « militante » est à comprendre, comme condition nécessaire pour instaurer un cadre de soins qui aménage un lieu et un temps créateurs/transformateurs des différents éléments de vie psychique (gisement) observés. C’était le pari et le parti-pris en direction de l’institutionnel et en direction des patients et de leur famille d’une transformation de ces éléments en processus de penser et d’activité de liaison.

Mais, la mise en place d’un espace de groupe comme espace de pensée et comme espace pour pouvoir penser, demeure un espace potentiel de droit au secret au sens de P. Aulagnier (1976) c’est-à-dire comme une condition pour pouvoir penser. La position « militante », est à ce titre aussi nécessaire qu’ambiguë car elle suppose de supporter, de contenir, et autant que faire se peut d’analyser, les rapports en terme de couple d’opposés. Le travail d’écriture et de mise en place d’un dispositif de petit groupe, vient ici, s’opposer au regroupement opéré par le placement et par la taille des lieux de vie nommés cantou, de 10 à 12 personnes. Groupe s’oppose à regroupement dans la mise en évidence de la fonction d’adresse quand le sujet dément communique. En écho, dans les échanges institutionnels c’est le couple objectivité/subjectivité qui règle les échanges sur un mode d’injonction paradoxale: peut-on faire confiance aux propos d’un dément ? De quelle réalité parle t-on : réalité objective, réalité subjective ? Comment protéger cet espace d’intimité nécessaire pour pouvoir penser sans trop réveiller les éléments persécuteurs voire destructeurs, « déposés » dans l’institution, à travers des positions d’exclusion/inclusion ? Comment gérer ces différents couples d’opposés, voire accepter un certain clivage fonctionnel, en attente d’être analysés puis dépassés ?

J’ai gardé cette notion de militance pour illustrer les difficultés méthodologiques à construire un dispositif de soins psychiques, adressé aux personnes démentes, accueillies en institution, et peut-être aussi dans la perspective de construire «un dispositif dont le Nous serait le sujet ?» (R. Kaës, 1997). La perspective développée par R. Kaës dans le cadre plus large d’analyse de la «réalité psychique de/dans l’institution». J’entends ici cette question par rapport à la souffrance et à ses effets sur le lien interindividuel et intra institutionnel. Je comprend aussi ce nous qui pense comme la capacité à contenir et à analyser les effets de la souffrance de chacun et de l’ensemble de telle sorte qu’un travail de «mise en figurabilité et le travail de symbolisation de ce qui n’a pas pu être élaboré dans l’espace privé, comment traite-t-il ce qui reste en souffrance dans l’institution même ?» (R. Kaës, 1997). Dans le même texte, cet auteur nous invite à nous interroger sur les possibilités ou au contraire sur les résistances institutionnelles à mettre au travail les postulats de la psychanalyse : en premier lieu la prise en compte de l’inconscient et les défenses mises en place ainsi que l’écoute centrée sur un sujet malade et non pas sur la maladie elle-même : «pour les psychanalystes le malade est un sujet singulier et le travail thérapeutique est un travail qui s’effectue un par un, dans la reconnaissance de sa singularité».

La difficulté à articuler l’institution considérée comme un groupe large et le travail dans les petits groupes se concentre aussi sur la dimension ou le projet d’être ou non une institution soignante, acceptant par là même qu’un nous, groupe d’individus, contienne suffisamment les éléments négatifs, défensifs, projectifs en son sein.

L’acceptation provisoire d’un clivage fonctionnel m’a permis de me centrer sur la dimension relationnelle prenant en compte la dimension d’adresse à l’autre ainsi que les postulats de la psychanalyse cités ci-dessus. Ce qui se traduit également par le fait que la relation, dans sa dimension d’intersubjectivité n’est pas interchangeable, mais au contraire que l’analyse de cette relation doit inclure la dimension de l’observateur. Au sein des petits groupes constitués vient se poser la question de la réalité du dedans et celle du dehors faisant resurgir le besoin de sécurité narcissique face au besoin d’enveloppement de ces patients en souffrance de perte d’identité et de place. La mise en place de différents outils de médiation est venue pour parer aux attaques du lien et aux attaques de la pensée du fait de la démence.

Ces outils ont pris la forme de l’introduction de la vidéo pour montrer en image le travail de mémoire collective et utilisée en cours de séance ou à la séance suivante (travail avec les miroirs), de médiations diverses utilisées (peinture, terre, écriture, photolangage, soins esthétiques, centrées sur le corps) et de la présence d’observateurs (stagiaire psychologue). La présence d’observateur est devenue un point d’étayage pour le travail avec les sujets déments dans les petits groupes. Mais ces différents outils ont servi de relance à l’activité de penser par l’activité de perception pour les patients en souffrance de représentation.

Sous un autre angle nous pouvons penser que montrer ce n’est pas encore mettre en mots et interroger ce besoin de mettre en images (A.Sagne, 1996), qui pourrait se substituer au regard ici et maintenant, à la parole, et au subjectif. La vidéo «confrontation» pouvait-elle médiatiser la relation ? Peut-elle concrétisée un espace de transition entre l’objet fantasmé et l’objet perçu de la réalité externe ? Peut-elle faire travailler mentalement les projections, de façon à servir de relais à une fonction contenante et à un détour par l’image pour une représentation de l’image de soi ? Illusion que l’image vue et montrée en vidéo soit une vraie copie du réel ! J’avais alors sans doute imaginé que ces images seraient autant de traces, de souvenirs «vivants», une reproduction fidèle de la réalité. Ces expériences d’utilisation de la vidéo ressemblaient davantage à un trop de présence, mimant davantage un double de la réalité, plutôt que sa mise en représentation et sa fonction d’adresse. Alors que la présence réelle d’un observateur devient le support représentatif d’un autre à qui je peux m’adresser.