8.4 La souffrance du dément : entre négatif et positif de la relation

La reconnaissance de la souffrance psychique du sujet dément nécessite un détour par soi, par ce qui est donné à éprouvé et qui ne va pas de soi. Entre négatif et positif, cela suppose d’accepter de se confronter aux blessures narcissiques qui concernent précisément la vie de la pensée et positif au sens où, au delà du sens que réclame notre exigence à trouver coûte que coûte du sens. Entre négatif et positif cela veut dire, pour moi, le maintien d’un investissement de l’autre malgré cette indécidabilité (ambiguë) entre le négatif et le positif. Cela fait écho au dispositif de travail psychothérapique et aussi à la manière d’en rendre compte. (cf. chapitre 6.3).

Nous partirons d’abord du lien au fondement de la relation avec le sujet dément, lien qui s’exprime dans le couple estime de soi/investissement de soi, par le détour de l’autre. C’est le point d’appui essentiel du travail de psychothérapie qui permet de retrouver la capacité d’être soi-même en présence de l’autre malgré la cohabitation permanente entre ce négatif et ce positif.

Lorsque je parle de lien au fondement de la relation avec le sujet dément, je veux signifier la question de l’établissement d’une relation autant que sa consistance. L’assise de cette relation est bien ce par quoi se fonde l’identité, si fragile en pays de démence. La perception, via la vidéo dans l’institution, vient révéler et réveiller un véritable écran : pour ne pas voir et/ou pour confirmer que le dément est donc bien dément. Illusion donc au sens où, au lieu de permettre une identification du spectateur à ce qui lui est donné à voir, il en résulte une interprétation purement comportementale de ce qui est vu. A l’image de l’identité, telle qu’elle se construit et telle qu’elle est vécue par le sujet, il y a dans l’institution la question du visible et de l’invisible que révèle le film vidéo quand il se donne d’autres fins que celle de l’exclusion du sujet. Il s’agit peut-être, d’un effet paradoxal trop lourd à gérer entre l’image perçue et l’évocation permettant un maintien de l’identité dans la mémoire familiale. C’est cette épreuve de réalité qui oblige à prendre conscience, ou à refuser de le faire, identité qui dépend de l’image de soi et de l’image intériorisée du parent face à la réalité de la démence. La façon dont l’identité résiste à l’épreuve du temps dépend alors autant de l’investissement l’image de soi que de la mémoire. Aurait-il été nécessaire de le rendre absent à l’image vidéo pour le rendre présent dans cette absence ? Les différentes interprétations de la séparation, et de la perte diversement vécues illustrent, je crois, cette difficulté. Les effets (réverbération, miroir) de la relation avec le sujet dément constituent, pour ma part, le véritable point d’appui du travail psychothérapeutique. C’est un point fondamental qui réactive la question de la relation précoce groupe/mère/enfant et souligne la place du système affectif par rapport au système cognitif.

La relation au sujet dément, m’a poussé à essayer de comprendre le rôle de l’intersubjectif dans le sentiment de continuité de soi. L’appel aux parents de l’enfance, maintes fois noté, est entendu alors comme le désir d’accordage à une image en train de se perdre reflétant le déséquilibre narcissique. La présence de quelqu’un a une valeur contenant et apaisante. La rencontre avec les patients déments, fragilisés du fait d’un appareil psychique en souffrance, montre la nécessité d’un environnement solide et fiable.

La mise en pensée d’un dispositif de soins, pour contenir cette souffrance et espérer pouvoir l’intégrer dans la réflexion institutionnelle, a permis de créer un espace spécifique individuel et groupal pour accueillir et donner un sens, une perspective symbolique aux éléments recueillis dans un premier temps de façon informelle et inadéquate. Cet espace de création et de productions (peinture) est d’abord un espace de création de liens. Cet espace de création suppose de maintenir une certaine ambiguïté crée par la démence ; comme par exemple de mettre en jeu psychodramatique individuellement ou dans un groupe ce qui serait perdu. Il est fait référence ici à la notion d’ambiguïté et non pas d’ambivalence, car ce qu’éprouve le thérapeute face au sujet dément est davantage en lien avec ce que décrit J. Bleger (1967, 1981) dans son étude sur «Symbiose et ambiguïté». L’ambiguïté est nommée comme telle pour qualifier la nature de «l’interdépendance symbiotique» qui est par essence ambiguë. Si je parle de lien au fondement de la relation avec le sujet dément, c’est en pensant à ce que nous dit cet auteur, sur la nature de l’origine de «l’indifférenciation primitive» du développement de l’enfant. Ce qui m’a amené à considérer le sujet dément comme un sujet carencé, entraînant un état traumatique, plutôt que pathologique. Bien évidemment il est nécessaire de le comprendre en lien avec le point d’observation de départ. Partir de sa pratique clinique ne nous conduit pas aux mêmes conclusions, et aux mêmes perspectives que partir d’un point de vue théorique. Cependant parler de sujet carencé, c’est également poser des hypothèses quant à l’origine du développement de l’enfant. Nous reviendrons sur cette question dans la troisième partie.

Dans ce chapitre, intitulé entre négatif et positif, je souhaite revenir sur l’éprouvé d’ambiguïté dans la relation ici et maintenant. Ce couple négatif et positif, rassemble les interrogations et les affects liés à la relation au sujet dément. A commencer par la question du sujet/dément : un sujet qui se perd en tant que sujet, est-il encore un sujet ?

La thématique du négatif nous vient de la psychanalyse freudienne. Ce thème a été repris dans le contexte de la démence par M. Perruchon (1994). Ce travail du négatif commence avec la perte de la représentation de mots puis se continue avec la perte des représentations de chose ; le négatif est «ce manque d’appui représentatif» et toujours selon ce même auteur, le négatif vient s’articuler à des défenses non mentalisées. Ce travail du négatif entraînerait non pas une mort psychique, mais des aménagements archaïques dans le cadre de la déconstruction du Moi.

Les travaux des psychanalystes relatifs au concept de négatif sont nombreux. Nous pouvons, ici, citer quelques auteurs dont les lectures nous ont aider à mieux éclairer les questions posées entre négativité et démence : P. Fedida (1978) concernant l’absence, R. Kaës (1993) au sujet de la transmission du négatif, A. Green (1980) dans «Narcissisme de vie et de mort». Mais les apports si féconds de ces auteurs ne suffisent pas pour penser les manques de savoir sur soi, ravivés au contact du sujet dément ; ce sont ces zones d’ombre qui se donnent pour chacun comme insaisissable, et qui ne sont accessibles que par l’analyse des mouvements contre-transférentiels.

Se donner comme objectif au départ d’interroger le point de vue contre-transférentiel et/ou les niveaux de cohérence de la pratique clinique, envisager la recherche de constances dans la démence, nécessite ce retour par la réflexion théorique même si comme le dit M. Perruchon (1994) ce besoin de théoriser : «face au vide psychique, au délabrement mental et aux confins de la mort» en étudiant la psyché démentielle qui «permet d’injecter du sens là ou règne le non-sens». A l’origine du développement de l’enfant, la fonction même du langage, comme les autres fonctions, vont être investies par les différents stades de l’évolution affective. Cette imprégnation de la vie affective sur le développement se trouve amplifiée dans la question de l’oralité, de la parole et du langage. Dans la question de la négation S. Freud (1925), a donné une autre dimension aux relations entre langage, pensée et oralité. Il décrit la fonction du jugement qui consiste à attribuer ou à refuser une qualité à une chose, et à reconnaître, ou au contraire dénier dans la réalité, cette chose comme à l’origine de la représentation. S. Freud fait de la relation orale primitive, la matrice des processus cognitifs ou dits en terme de jeu des pulsions primaires : «l’affirmation- en tant que substitut de l’unification appartient à l’Eros ; la négation appartient à la pulsion de destruction». Il y a, en définitive, une imprégnation du langage par le couple amour/haine qui montre toutes les racines affectives du développement, ainsi que leur traces tout au long de la vie de l’individu. A l’inverse considérer que cette infiltration de la vie affective (amour/haine) n’existe pas, revient à considérer une fonction purement instrumentale de l’appareil de langage. Comment rendre compte alors de l’activité de séparation, en terme d’activité de penser (réflexion sur soi, pour soi, pour l’autre) à propos de la séparation et comment expliquer la différenciation au combien nécessaire de l’intérieur et de l’extérieur, c’est-à-dire l’activité de différencier ce qui est soi et ce qui est non-soi. Car la possibilité du langage se fonde sur la séparation elle-même, c’est-à-dire au moment même de sa mise en place.

La référence à la théorie est à la fois un étayage et peut-être aussi une condition pour continuer de penser, malgré la confrontation à un sujet qui perd son appareil à penser.

L’indécidabilité, l’ambiguïté se trouve dans le fondement même de la relation humaine. Et en particulier nous faisons référence au texte très connu de S. Lebovici (1961) pour qui «l’objet est investi avant d’être perçu». Il y a là une ambiguïté nécessaire à maintenir comme telle pendant un certain temps, le temps de la construction de l’objet. Cela ne peut que faire écho à ce que nous fait vivre la relation avec le sujet dément, qui nous donne le sentiment de ne plus exister pour lui, lorsque l’on s’absente physiquement et géographiquement. Cela signifie aussi, que l’investissement de cette relation perdure plus longtemps que la perte de mémoire ne pourrait nous le faire envisager.

Je parle ici de cette exigence imposée par la démence et par le sujet lui-même, à son insu en quelque sorte, de ne pas décider ce qui est négatif ou positif, intérieur ou extérieur, proche ou lointain, objectif ou subjectif et la liste n’est pas exhaustive. Cette capacité à choisir, à opter ce qui vient du sujet lui-même, c’est-à-dire du dedans, viendra après un parcours, ou ne pourra s’actualiser, si ces questions demandent d’être « suspendues » pour un temps. Cette capacité est inscrite, dans la même structure que la «capacité d’être seul en présence de l’autre». Dans la pratique, cela se manifeste par la capacité à aider la patient à pouvoir dire «non» à l’offre de soins, par exemple. Dans la théorisation cela interroge, pour moi, la naissance de ce non chez le sujet dément ou les retrouvailles avec un non. Ce non, comme une pensée possible, est en attente d’une autre pensée qui supporte ce non. Cette pensée possible est en attente d’une nouvelle inscription pour organiser autrement, la vie affective et peut-être même le comportement.

Le négatif est ainsi «mixé» au positif que je souhaite souligner ici, tel qu’il se présente dans la relation au sujet dément. Le positif, se trouve mis en évidence dans la méthodologie des petits groupes, d’une part, et dans l’écoute même centrée sur l’intersubjectivité, d’autre part. Ces deux aspects sont liés, car la mise en place d’un projet de soins, dans un cadre groupal, peut mettre en valeur thérapeutique l’espace de l’intersubjectivité.

Là encore, une parenthèse sur les différences de niveau d’interprétation des différents groupes dans l’institution, est nécessaire. L’institution peut être comparée à un groupe large par rapport au petit groupe thérapeutique. Il s’agit de la comparaison faite avec les recherches de D. Anzieu, et de R. Kaës sur le groupe large (30 à 60 personnes) et les petits groupes (8 à 12 personnes) dans les séminaires de formation. Ces deux auteurs, ont ensuite étendu la définition du groupe large à celle de l’institution soignante, comme groupe large. Dans l’institution, considérée dans son ensemble comme groupe large (60 à 80 personnes), les patients expérimentent la perte, la séparation (par le travail difficile / impossible de l’acceptation des changements, du fait du placement) et le groupe devient le dépositaire d’angoisse d’abandon, d’angoisse de destruction. Ces différents types d’angoisse, sont autant de projections de la souffrance psychique de chaque patient. En ce sens là, il y a de la souffrance dans le rapport à l’institution, pour chacun et pour l’ensemble qui demande à être contenu puis élaboré. Si ce travail ne se fait pas, les patients expérimentent une perte de protection, qui réactivent à son tour les aspects destructeurs et persécuteurs de la relation. Est-ce à dire, que les autres ne peuvent pas se constituer comme miroir dynamique qui renverrait quelque chose à chacun, mais seulement des miroirs plans, sans vie qui alimentent ces aspects destructeurs ?

Si cette fonction de dépôt dans l’institution ne se fait pas, les éléments destructeurs et persécuteurs vont apparaître dans les petits groupes. Si cette fonction de dépôt joue son rôle, alors les petits groupes pourront exploités par la parole et par la pensée, ces éléments destructeurs et persécuteurs. Ces éléments très brièvement repris ici, peuvent évoquer l’institution soignante, aux prises avec les difficultés liées à la pathologie psychotique. Le sujet âgé dément ne se comporte pas comme un sujet psychotique, et cette fonction miroir évoquée à l’instant n’a jamais pu fonctionné comme telle dans la psychose. Le petit groupe peut ainsi être envisagé comme l’a enseigné D. Anzieu sur le mode d’une observation d’individus, en principe névrotique. Ce qui n’empêche pas de souligner les mécanismes sous jacents, que sont les états d’indifférenciation primitive, non psychotiques, mais référés à des états pathologiques ou bien à des moments nécessaires à l’évolution normale de la personnalité de l’individu. (J. Bleger, 1981).

Les aspects positifs dans le dispositif du petit groupe, orientent vers la question de l’intersubjectif, quelque chose de déjà trouvé mais avec des trous. C’est ce que je veux signifier en faisant l’hypothèse d’un détruit/troué dans la démence, par rapport à l’objet «trouvé/crée» winnicottien et repris et élaboré par R. Roussillon (1984). L’expérience du détruit/trouvé est une étape qui suppose de passer par l’intégration de la destructivité qui n’est pas la destruction (R. Roussillon, 1984).

J’ai supposé que le trouvé/crée s’est trouvé carencé, gelé, dans la trajectoire de vie du sujet devenu dément. Nous sommes au cœur de ce que D.W. Winnicott nomme «l’objet transitionnel» dont la première étude (1951) met en évidence la première «possession non-moi». Le concept «d’objet transitionnel» est un paradoxe au sens de cet auteur puisque l’objet doit être trouvé pour être crée et crée pour être trouvé ; l’objet est défini comme un objet trouvé/crée avec la participation de l’environnement facilitateur et la trouvaille de l’enfant qui fera une création de cet objet. Le maintien du paradoxe, selon cet auteur, est nécessaire car le paradoxe fait partie du processus de maturation. En ce sens le paradoxe permet de créer une illusion nécessaire pour que l’objet soit fondé et en même temps «il est fondamental que l’objet existe réellement pour que l’illusion possède une valeur».

Nous reprendrons dans la troisième partie, cette hypothèse d’un détruit/troué correspondant à l’échec répété du détruit/trouvé (R. Roussillon, .1984) en lien avec la question de la destructivité dans la démence.