8.5.3 Le groupe et l’après coup : investir dans les ressources du groupe

La conception freudienne du temps, de la temporalité, est inéluctablement associée à la théorie du traumatisme et de l’après coup, mais concerne l’appareil psychique individuel. Mon questionnement concerne les questions de temporalité, d’après coup et de traumatisme en rapport avec la question de la souffrance liée à la perte de la mémoire pour le patient. Je souhaite ici faire figurer ces questions pour essayer de développer ce questionnement entre traumatisme, après-coup et groupalité. Le groupe comme nouvel environnement, peut-il représenter un événement, pour chaque sujet, pour le groupe dans son ensemble, au sens d’une construction après-coup de ce qui fait souffrance ?

Le traumatisme et l’après-coup, dans un groupe, peuvent-ils servir de base à l’explication du fonctionnement psychique du groupe, du sujet dans le groupe ? L’après coup individuel est-il transposable à l’après-coup groupal ? La notion d’après-coup dans la psychothérapie des sujets déments renvoie à la notion de travail auto-biographique, ce qui peut sembler paradoxal pour une personne qui perd la mémoire et qui semble de plus en plus absent de sa propre histoire. Le travail dans le petit groupe s’accorde t-il avec mon hypothèse que la mémoire re-vient en présence de quelqu’un ? Et dans ce cas, il s’agit alors de se baser sur un travail d’anticipation créatrice, par le thérapeute, pour aider le patient à réintégrer ses affects dans un travail de mise en représentation,

Le traumatisme ne doit pas être ramené à un symptôme ou un signe de plus de détérioration cognitive mais être élaboré avec le patient en tenant compte de ses capacités actuelles, c’est-à-dire au présent, et sans anticiper sur le devenir (venir de/du passé) de cette question. En ce sens, le travail de réflexion sur le temps et l’âge conduit par J. Guillaumin et par H. Reboul (1982), nous indique un cheminement possible : «comprendre sans contresens la vieillesse exige donc que […] l’on questionne dans leur intériorité les effets de choc ou des chocs successifs de l’âge, envisagés comme des trauma désorganisateurs et, inséparablement, comme des chances tardives, parfois jusqu’au bout maintenues, de réarticuler et de resignifier la vie entière, par la transmission de ce qui est demeuré jusque-là psychiquement inaccompli, inachevé ou inassumé».

Au chapitre précédent, le modèle des événements de vie est posé par rapport au modèle de la construction après-coup de l’histoire de vie. Il s’agit au fond de distinguer du statut de la réalité chez le sujet âgé dément. Le concept d’après-coup met en évidence la question même de la temporalité et de ses effets sur la mémoire (en terme d’inscription) et surtout sur le sens d’un événement pour un sujet. Cela met en évidence deux niveaux distincts de la réalité : réalité événementielle, historique et réalité psychique. Les personnes souffrant de troubles de mémoire, sont tributaires de la qualité de leur environnement pour les aider à stimuler leur mémoire. Les groupes orientés sur la stimulation de la mémoire sont un exemple de l’importance de l’environnement, si l’on oriente la construction de la réalité sur la signification que le patient donne aux événements de vie. Quel est le point de bascule possible entre la perte de mémoire (réalité historique) et la retrouvaille avec le sujet (réalité psychique) ? Point de bascule dément/sujet, sujet/dément comme accès à un travail associatif.

Le groupe est selon R. Kaës (1994) un «des lieux de constitution de la mémoire» au sens de «traces psychiques (refoulement et frayage pour le retour du refoulé de plusieurs appareils psychiques) qui reviennent au sujet par des voies diverses et par des appareils psychiques distincts, mais aussi de traces qui se sont en quelque sorte inscrites comme négatif, sans contenu, avec pour seul indice l’obscure mais insistante perception d’un trou, d’une faille, d’une échappée de la substance psychique». La référence à l’ « Analyse transitionnelle» (Kaës R., 1979) aide à poser le problème dans un groupe de personnes démentes ; le dispositif de groupe peut-il représenter une expérience qui permette que se face jour la séparation entre la réalité interne du sujet (comme réalité psychique) et le groupe/environnement comme quelque chose de séparé et d’extérieur ? En ce sens l’après-coup viendrait resignifier des expériences antérieures marquantes pour le sujet ? L’accès à l’après-coup est-il possible par la voie (voix) de l’autre pour redonner sens aux événements ?

R. Kaës (1994) parle des points de nouage entre l’appareil psychique individuel et le modèle de l’appareil psychique groupal en terme de «sujet considéré dans la singularité de sa structure et de son histoire, tout d’abord sous l’aspect où le sujet de l’inconscient est sujet du groupe […] et certains fonctionnements de son appareil psychique peuvent se décrire et se comprendre avec les concepts de groupalité psychique et de groupes internes […]. Ces points de nouage/d’énouage (au sens de débarrasser/ouvrir les nœuds familiaux par cette transaction dans la démence) peuvent-ils être perçus puis représentés dans le groupe avec des patients déments ? Je pose cette question en lien avec la question de l’identification dans l’idée d’une modification d’une représentation de soi et des autres. Cette représentation des autres comme semblables peut représenter une voie de passage avec la représentation de soi et des autres dans son groupe interne (comme réalité psychique). Cela signifie aussi que pour qu’il y ait groupe il est nécessaire qu’il existe une identification des membres entre eux pour vivre des moments de construction et de représentation. Le mouvement transférentiel relevant sans doute essentiellement des capacités d’identification de chacun face au groupe. En ce sens le travail de la mémoire (si la mémoire n’est pas conçue comme un réceptacle passif) peut être une manière d’intégrer ses souvenirs dans un réseau suffisamment signifiant permettant un travail de liaison pour élaborer la question du «je veux rentrer chez-moi du sujet dément».

Dans le présent, tout événement qui introduit une rupture dans l’environnement de la personne peut « coïncider » avec l’émergence d’une démence débutante. L’histoire événementielle au singulier et au pluriel montre que les crises actuelles (en terme de perte du conjoint, aussi bien que le traumatisme de l’après chute, comme la situation de placement, par exemple) ou des crises antérieures (perte d’un enfant, carences affectives de la petite enfance) mettent le sujet « à vif » et c’est cet effet cumulatif qui est décrit comme traumatique. Dans mon travail de DEA (1996) l’équation mortifère entre «si je perds la mémoire, (alors) je me perds», montre également ce télescopage entre identité sociale, familiale et identité de soi.

En ce qui concerne ma propre recherche, mon hypothèse relative aux failles dans le rapport aux miroirs s’apparente également avec la question du rapport à l’environnement, comme «contrat d’étayage» (Kaës R., 1979) du point de vue du sujet et du point de vue de l’environnement. Cette question s’accorde aussi avec la définition du traumatisme actuel tel que le définit P.M Charazac (2000) en «désignant un fonctionnement de détresse du moi impliquant d’une part son immaturité ou sa détérioration, d’autre part un excès ou un défaut de stimulation de l’environnement». Qu’il s’agisse d’un traumatisme avant-coup d’un traumatisme dit après-coup, les ratés des différents rapports aux miroirs montrent les points de butée concernant la place, le positionnement dans le groupe familial, toute la construction psychique liée à l’articulation du groupal et de l’individuel. Il paraît clair aujourd’hui que nous devons utiliser les outils de la psychopathologie pour évaluer et traiter les mouvements dépressifs, points de butée traumatiques, dans la perspective thérapeutique de le restituer au patient et à sa famille sans préjuger à l’avance des destinées individuelles. Le patient dément est confronté au traumatique dans le présent en lien ou non avec la réalité événementielle et historique. La pathologie de la démence est/serait en soi, un événement traumatique, du fait de la perte des capacités mentales. Mais un événement traumatique n’est traumatique que parce que le sujet à une perception interne de quelque chose qui est arrivé et qui est vécu comme traumatique.

Les événements biographiques (mémoire épisodique, autobiographique) corrélés, interprétés du dehors, par un observateur (comme événements de vie), comme éléments traumatiques ne sont pas équivalents d’un remaniement dit après-coup, dans la démence. Le remaniement suppose une mise en sens de la temporalité, de l’espace du préconscient et du maintien des limites permettant une ré-élaboration (Laplanche J., Pontalis JB., 1984). Ce travail d’élaboration après-coup est irréalisable dans la démence selon M. Perruchon (2000). La question se pose également dans le dispositif de groupe : l’après-coup est-il exploitable en situation de groupe ?

Le projet de prise en soins dans un dispositif de groupe vise d’abord à ré-introduire un tiers, une tiercéïté dans la situation. Cela nous invite à modifier notre façon de comprendre. Cela fait écho à ce que dit M. Myslinski (2000) lorsqu’elle parle d’»arrêt sur image» en faisant un lien explicite entre angoisse d’abandon et angoisse de mort, dans la question du traumatisme tardif. L’expression « arrêt sur image » est relative à la construction du processus d’individuation et en réfère, selon cet auteur, «à la non-permanence de l’objet étayant, nourricier du psychisme». Ces vues s’accordent avec ce que soutenait C. Balier (1982), «que le dément avait quelque chose d’effroyable à se cacher, en relation avec un objet maternel qui le détruirait au lieu de le protéger […]. Cette destruction s’apparente à l’idée de «détruit/troué» dans la démence. Cet « arrêt sur image » évoque aussi la question de la temporalité suspendue comme réalité partagée et comme l’opportunité au sein du groupe d’expérimenter un temps différencié et de la présence en soi-en présence des autres, d’éléments traumatiques (force de destruction).

La thématique de la «rétrospective de vie» comme celle de l’après coup dans l’involution démentielle représentent une potentialité pour trouver un sens à la réalité actuelle. La démence met bien en scène les différentes facettes de la réalité externe et interne. Les échanges qui se produisent entre les différents niveaux de réalité. Les couples d’opposés en terme de permanence/changement, d’intérieur/extérieur, dedans/dehors, ressemblance/différence sont autant de points d’achoppement pour le sujet dément face au groupe. Considérer le « traitement » de la réalité, par le sujet en terme d’adaptation ne me paraît pas suffisamment rendre compte de la complexité des rapports de la réalité événementielle et de la réalité psychique. Le concept d’intersubjectivité, comme concept central dans la constitution de soi, met en évidence la place de la pensée d’un autre pour constituer sa propre pensée. La situation de groupe en ce sens permet par exemple de penser l’absence à partir de la présence et de vivre une réalité grâce aux limites ré instaurées, pour un temps, entre le dedans et le dehors. C’est peut être cette complexe articulation entre réalité et réalité interne qui fait traumatisme dans la démence et c’est la notion même d’altérité/d’intersubjectivité qui n’a pas pu jouée le rôle constitutif pour la psyché individuelle. Dans le travail psychothérapique, tout se passe comme si il y avait coïncidence entre l’événement extérieur et l’événement interne. Cette coïncidence est ce qui se manifeste, au niveau du vécu individuel mais paradoxalement sans que ce traumatisme acquiert un statut de réalité. Dans le groupe le lien de coïncidence se manifeste entre le vécu du sujet et ce qui fait l’objet d’un récit (événement) et d’un sens proposé par/pour le groupe. L’approche psychopathologique entre événement et traumatisme, que nous propose J. Guyotat (1984), montre que «l’événement apparaît comme étant à la limite du fonctionnement individuel et groupal». Les principaux événements qui apparaissent en limite de l’individuel et du groupal/familial sont les coïncidences mort/naissance, les travaux sur la filiation, une mort par suicide d’un membre familial, éléments élaborés dans le cadre des thérapies familiales, exemples auxquels il faut ajouter la notion d’antécédents familiaux dans la démence. L’idée d’antécédent familial (par exemple une patiente démente qui fait référence à la mort de son père qui «avait une maladie comme la mienne») vient faire «chaîne d’événements» pour l’individu dans son vécu et pour le groupe, avec comme particularité, l’interdit de parler de cet enchaînement d’événements.

En ce sens, l’institutionnalisation du patient âgé dément, est un exemple de ce « recouvrement » entre l’individuel et le familial. Dans le dispositif de groupe, ce qui apparaît comme coïncidence peut être entendu comme élément « charnière » d’abord nommé par le groupe et repris/réintégré individuellement. Les éléments du registre du vécu corporel (déambulation) peuvent être perçus, reconnus dans l’espace et le temps du groupe comme impact émotionnel et/ou comme trace d’événement vécu du dedans. La coïncidence pourrait alors laisser la place à une in discontinuité, en donnant à ce moment charnière un statut de réalité partageable, pour le sujet et pour l’ensemble du groupe. Nous reprendrons ce questionnement dans la troisième partie.