8.6.1 Démence et dépression

Le discours médical actuel rend compte d’une certaine continuité (par les évaluations statistiques) entre la dépression et la démence notamment pour des personnes de plus de 65 ans. Sous cet angle actuel, on considère que la dépression « fait le lit » de la démence. Cela signifie-t-il aussi une certaine continuité entre démence et grand-âge ? Parallèlement, la clinique psychothérapique, au plus près de ce qui observable, nécessite une interrogation des différents modèles, car sans cela, il existe un risque de réduire considérablement les possibilités de connaissances et de représentations du fonctionnement psychique actuel du patient. Par exemple, les données actuelles qui concernent l’évolution des processus dépressifs du sujet âgé sont souvent contradictoires. Le contexte actuel largement dominé par l’approche neuro-psychologique, oriente ces questions vers le diagnostic différentiel. Le problème posé est celui du début des troubles cognitifs associés à une dépression ou à une pathologie dégénérative. Les aspects chronologiques sont donc interrogés et soulignent, sans prendre en compte explicitement, la question du temps subjectif, qui joue un rôle central pour le patient comme pour le praticien. Chacun reconnaît les rapports entre dépression et démence. La différence se situe dans le type de représentation, de construction théorique et dans le contexte d’évaluation (attitude de type psychothérapique ou hors de ce champ).

Dans le travail clinique avec ces patients, l’idée d’un soin psychique ouvre des questionnements sur le deuil et la problématique de la perte, sur l’identité de soi, des hypothèses traumatiques et/ou événementielles dans la relation. Questions ouvertes du fait de la démence ou peut-être antérieures aux troubles actuels et jamais abordées comme telles en présence d’un autre. La question de la mort, de ce qui se présente comme équivalents pour le sujet, à savoir la séparation et l’abandon peuvent ainsi devenir des questions déterminantes quant au devenir de la personne. Dans le champ de la psychothérapie, un modèle théorique de référence est nécessaire. Cela nous renvoie, comme le dit L. Ploton (1999) «aux représentations, aux modèles que nous avons, les uns et les autres, du fonctionnement de l’esprit et donc de ce qui se passe dans les pathologies que nous abordons». Les rapports entre dépression et démence dépendent ainsi largement, à mon sens du modèle utilisé pour se représenter le fonctionnement psychique. Pour résumer très brièvement les différences de modèle en présence dans l’approche des rapports entre démence et dépression, nous pouvons nommer deux grands types de modèles de la conception du fonctionnement psychique.

Selon le modèle qui se réfère au modèle bio-psychosocial, la dépression devient une résultante de la démence, du fait que le cerveau perd progressivement et inéluctablement ses fonctions neurologiques supérieures. Selon un modèle qui met l’accent sur la relation, sur l’intersubjectivité de la relation, la démence peut apparaître comme une conséquence d’une dépression mal mentalisée. Les fonctions psychiques de la vie de relation sont perturbées lorsqu’une dépression survient. Ce qui a pour conséquence de bloquer, de geler la relation interindividuelle, et en particulier dans une période de vie ou le retour à la dépendance se manifeste par un appel à la fonction de l’autre comme soutien, voire comme porte-mémoire.

Dans ma rencontre avec les patients déments, il y a la mise en relief d’une dépendance narcissique, réactivant l’idée d’une faille narcissique, qui colore constamment la relation actuelle. Dépendance narcissique qui se présente sous un angle négatif marqué par le vide, le manque, l’absence.

Dans le cadre d’une approche psychothérapique, et sans préjugé du lien entre démence et dépression, au départ, la problématique affective est la plupart du temps proéminente. L’objectif premier a été, pour moi, d’établir une relation de face à face possible, pour rétablir une qualité et une fonction d’adresse à l’autre. Essayer d’observer ce mouvement transférentiel premier, oblige à prendre en compte la souffrance comme la perte d’un apport narcissique du dehors. Cela équivaut à mon sens à la demande d’étayage sur l’environnement.

Cela m’a semblé au départ important de considérer cette souffrance d’ordre narcissique chez le sujet dément. Cela a deux conséquences tant du point de vue du patient que du psychothérapeute. A commencer sans doute par le modèle d’économie dépressive auquel je me réfère et en ce sens le patient nous incite à apprendre à interpréter, là où il se trouve, dans l’ici et maintenant. Il s’agit dans un second niveau de pouvoir proposer un dispositif adapté, pour traiter cette souffrance. Là encore, la réalité du déficit, et la représentation que nous avons de l’économie défensive du patient, a un impact sur les objectifs mêmes du travail psychothérapique. Car la réalité de cet objet dépressif/narcissique a aussi un impact important sur la relation. En même temps la prise de conscience progressivement possible des contre-attitudes, va permettre d’aider à des manifestations positives des identifications du patient, en supposant une certaine évolution, continue, du registre de «pure» imitation à un registre d’identification primaire. Ce registre se situe aussi dans la sphère narcissique. Mais si je suppose, également, un narcissisme troué (détruit-troué), non-unifié chez le sujet dément, cela signifie que l’objet dépressif doit être entendu à la fois comme bon objet et à la fois comme objet qui réactiverait la blessure narcissique. Cette partie de l’objet qui réactive la faille narcissique, entendue comme carence narcissique, que j’entends aussi comme partie morte ou endormie et qui rappelle de près ou de loin la destructivité et la question de la mort (destruction qui a déjà eu lieu).

Dans ce registre entre dépression et démence, du point de vue de la psychothérapie, il m’a semblé nécessaire de faire un pont, d’établir ce pont avec la personne en souffrance. Cela suppose de faciliter, dans l’environnement du patient, cette prise en soins psychothérapique qui est avant tout une mise en lien. Ce pont à établir rappelle les premières relations de la dyade, entre liaison et dé liaison des affects et des représentations.