8.6.2 Démarche évaluative des capacités actuelles du sujet âgé dément

Entreprendre d’évaluer les capacités actuelles du patient et rendre compte de ses capacités dites restantes ne relève pas du même processus ; l’évaluation d’un point de vue dit extérieur au sujet construit un autre système de représentation qu’une évaluation qui prend en compte la position de l’interlocuteur du patient. Je prendrai, à titre d’exemple, l’un des tests considérés aujourd’hui comme prédictif de la démence type dégénératif et également comme diagnostic différentiel entre dépression et démence. Le test auquel je fais référence est l’épreuve de E. Grober et H. Buschke (1985) qui est un test d’indiçage issu des modèles de la psychologie cognitive et qui explore la mémoire à long terme. L’intérêt de ce test réside dans l’aide à un diagnostic de l’amnésie de fixation. En ce sens il permet d’éliminer chez un sujet dépressif une amnésie de fixation le cas échéant. Ce test cependant prend peu en compte le trouble de l’attention, le manque de coopération lié ou non à la fatigabilité. La dépression est définie sur des critères cognitifs, puisque l’on considère que l’obtention d’un score normal aux épreuves de rappel indicé (par exemple se souvenir du mot pantalon grâce à l’indice vêtement) permet d’éliminer une démence débutante. Dans le domaine de l’évaluation neuro-psychologique de la mémoire et en particulier de la mémoire auto-biographique, montre aussi que le souvenir d’un événement vécu n’est jamais la restitution exacte de l’événement réel. Il s’agit toujours d’une reconstruction qui est liée au sentiment actuel d’identité du sujet. Ainsi les travaux récents intègrent le rôle de l’émotion qui contribue à la préservation de certains souvenirs y compris chez des patients amnésiques (P. Piolino et coll., 2000 ; F. Eustache et coll., 1996).

Etablir un pont relationnel avec le patient dément, nécessite des référents théoriques ainsi qu’un dispositif de soins. Ce pont ne peut être établi dans l’institution que si l’ensemble de ses membres se rallie à l’idée que le travail psychothérapique est une entreprise nécessaire autant que prioritaire. Nous retrouvons là un écho de cette position militante déjà abordée dans ce travail. Écho aux représentations d’un patient présent/absent, c’est-à-dire présent physiquement mais absent de la relation et cette ambiguïté peut si elle n’est pas analysée, conduire à exclure de plus en plus la personne elle-même dans sa capacité à exprimer la représentation d’elle-même et de ses difficultés. Cette présence/absence est signifiée par la voie comportementale des signes dits négatifs de la démence (apathie, démotivation, repli sur soi, régression). Cette absence/présence nous ramène à la question du négatif et de ses effets. La démence comme maladie du lien est bien à considérer comme pathologie de l’activité de liaison. Lorsque l’on parle des différentes activités proposées aux personnes démentes, nous en parlons en terme de «petit plus», qu’il s’agisse des activités d’animation ou bien de prise en charge de type psychothérapique. La référence à la métapsychologie et à la psychanalyse comme psychothérapie spécifique, ré-introduit la question du négatif et pour reprendre la comparaison celle d’un «en moins». La démence comme attaque de cette activité de liaison entraîne des comportements de fuite ou de masquage, de déni individuel autant que collectif. La résistance observée dans le projet d’entretiens familiaux, c’est-à-dire en présence du patient accompagné de membres de sa famille, est un exemple de cette peur d’aborder le négatif comme si il y avait la peur d’une certaine résonance ou même d’une certaine contamination en écho à la crainte familiale de sa propre dépression de l’ensemble vis à vis de la démence du parent âgé, et de la représentation de la mort pour le groupe familial et pour chaque membre ? projection d’un sentiment ancestral : la peur ?

Proposer un dispositif adapté pour traiter de la question de la souffrance du sujet dément nécessite un projet de soins et un cadre de référence théorique et méthodologique suffisamment élaborés et en particulier dans l’espace institutionnel. Si je parle d’une distinction à faire entre les capacité restantes et les capacités actuelles du sujet dément c’est pour rendre compte de l’importance de la qualité de l’environnement présent (et du point de vue de la perception interne et du point de vue de la perception externe du patient et de son environnement). Le travail d’élaboration théorique et clinique avec G. Le Gouès, nous a conduit à formuler un «diagnostic relationnel» (cf. parcours méthodologique) qui nous met à l’écoute d’un sujet tel qu’il se présente à nous, dans sa réalité actuelle. Ce qui déjà en soi, oriente autrement le projet de vie et de soins comparativement à une démarche qui vise à classer les déficits pour parler de capacités restantes. Car c’est peut-être déjà mettre hors du jeu relationnel le sujet dément qui n’est plus que dément, car les capacités restantes sont déterminées par l’interlocuteur, quel qu’il soit d’ailleurs à l’aide de grilles ou de questionnaires visant à rendre compte d’une réalité objective alors que le sujet dément souffre dans sa réalité intérieure et donc subjective. Nous le privons ainsi de lui offrir un espace et un temps de rencontre intersubjective qui permet de donner forme, consistance et peut-être même un sens à sa souffrance. Cela fait écho pour moi-même aux premières rencontres en vis à vis avec des sujets diagnostiqués déments me faisant ressentir leur détresse ou parfois leur quête d’idéal avec le risque de réverbération. La mise à l’écoute du sujet dément, du fait de ce risque, nécessite un temps d’écoute de notre écoute et aussi des temps d’élaboration qui permettent de maintenir un espace de penser pour lutter contre le risque de chronicisation de notre propre appareil à penser. La mise à l’écoute des capacités actuelles du sujet vise à ré-ouvrir cet espace de penser en présence d’un autre. Cet autre doit être nommé dans sa fonction (dans l’institution) et en qualité d’observateur pour permettre de créer les conditions d’adresse à quelqu’un. Il se crée ainsi les conditions d’un environnement favorable pour écouter, contenir et peut-être transformé la réalité actuelle du sujet dément. Ces conditions ne sont pas non plus superposables telles quelles à ce qui est désigné sous le terme de qualité de vie. Cependant cette qualité psychique de l’environnement pourrait être le premier critère de la qualité de vie de ces personnes.

La démarche d’un «diagnostic relationnel» entraîne la différenciation des fonctions de chacun dans l’institution, et rend compte ainsi d’une démarche cohérente et contenante pour tous les participants de la vie institutionnelle. Mais cette démarche d’évaluation relationnelle des capacités actuelles du sujet, permet de séparer ce qui vient du sujet, ce qui appartient au discours familial actuel et ce qui vient de l’interlocuteur/observateur. La prise de notes pendant ce temps de diagnostic relationnel permet de ne pas interpréter trop vite les paroles du sujet en en rendant compte fidèlement ; ainsi se créer un environnement accueillant la pensée du sujet dément par la mise en association des ressentis et des éprouvés des différents interlocuteurs, sans déformer les paroles du sujet dément.