9. Eléments de la clinique

Le travail de D.E.A (1996), centré sur la méthodologie des groupes à médiation, nous a servi à relever des signes, des indices perceptifs et associatifs montrant l’intérêt du travail en groupe avec les sujets déments. La mise en place d’un projet de prise en soin, sous la forme de groupes à médiation dont rend compte l’approche théorique et méthodologique de la démence comme pathologie, dans un contexte institutionnel, crée des enjeux identitaires. De ce point de vue, ce dispositif est une organisation contre la menace de rupture, ou contre la menace de changement catastrophique, selon la conception de E. Jaques (1955). Dans l’institution, cela représente aussi une menace imaginaire contre le «pacte dénégatif» (R. Kaës, 1993), proche d’un clivage « fonctionnel » concernant la mort psychique du dément et l’apparente « vie réduite à un état végétatif ».

La mise en place d’un dispositif groupal ré-interroge la violence factuelle qui émerge des situations de ruptures. C’est un phénomène de résonance psychique à autrui qui se manifeste par des comportements affectifs, des pensées primaires ; situation de rupture dans la prise en soins individuelle en écho à la situation de rupture (famille/patient) qui vient se loger dans l’institution. La mise en scène du processus de démentification produit des effets sur l’environnement familial au point que certains considèrent le parent âgé comme déjà disparu. Cette anticipation en résonance au processus de démentification peut conduire à des deuils pathologiques. Espaces du dehors et du dedans confondus qui sollicitent une réflexion sur l’angoisse de séparation et mettent en cause l’étayage narcissique et les assises narcissiques. Cette résonance a effets multiples appelle des aménagements et en ce sens la mise en place d’un projet de soins sous forme de groupes à médiation est une tentative d’introduire un espace de suspension, d’interrogation sur ce qui a été éprouvé pour pouvoir le nommer et le comprendre. Le projet d’aider le patient à « renaître » à la vie mentale passe par l’investissement de la pensée par le thérapeute. Le patient pourra ou non s’appuyer sur cette capacité d’investissement pour faire un travail de liaison par relance de l’activité de plaisir à penser en présence de quelqu’un.

La démence comme événement traumatique vient ré-interroger la question du lien en nouant/dénouant une chaîne familiale et constitue un point de bascule concernant les enjeux de la transmission psychique (cf. chapitre 1, Nommons les choses). Le fil conducteur est celui de l’intersubjectivité en rapport avec la question de l’identité de soi et en rapport avec la place du tiers dans la relation.

Pour retrouver/ré instaurer la notion de subjectivité (un sujet dément) et d’intersubjectivité, il a été nécessaire de sortir de la relation d’immédiateté (en tout ou rien) renvoyant à l’incapacité de penser l’absence autrement que comme irréversible, en allant chercher le patient dans sa réalité actuelle. L’objet groupe représente l’objet médiateur qui permet de passer de l’immédiat à la médiation pour aider le patient à sortir de l’instant de la relation et différencier le dedans et le dehors et qui permet de penser la question de l’absence (perte de mémoire) à partir d’une forme de présence.

La question de l’identité de soi pose le rapport permanence/changement (C. Balier, 1979) dans le travail du vieillir avec la question du temps et de la mort. Notre première partie (état de la question) concernant les champs dits symptomatiques pose ici la question de leur articulation dans une théorie du vieillissement et des rapports de confluence entre la psychologie dynamique et le biologique. C. Balier définit le narcissisme comme le lieu de cette articulation en reprenant la définition d’un narcissisme positif, sa fonction déterminante dans le maintien de l’identité de soi qui en intrication forte avec l’environnement. En ce sens, parler de clinique de la régression n’est pas favoriser un accroissement de la dépendance voire un retour en arrière mais au contraire d’offrir la possibilité de retrouver une relation enrichissante du point de vue du narcissisme, de l’estime de soi et de la confiance en soi de la personne. L’objet groupe comme objet/soi favorise des temps transitionnels entre la réalité externe et la vie interne.

L’expérience de la rencontre avec les sujets déments en situation de petit groupe ravive la question de la perte et du manque, comme question à la racine de l’histoire. Le groupe comme construction d’un espace transitionnel peut se présenter comme une variante autour de cette épreuve de la perte qui se manifeste chez le patient par la perte de la mémoire entraînant la perte de soi. Les situations de rencontre avec ces patients impliquent une reconnaissance de l’intersubjectif qui passe par la parole et qui est à la fois le moyen et l’objet de l’observation. La compréhension des phénomènes de transfert et de contre-transfert dans la relation est aussi en lien avec le cadre d’observation et la reconstitution du chemin parcouru.

La question de la perte et du manque concerne d’abord la question du désir et plus concrètement des différents liens d’attachement dans les rencontres avec les sujets déments. Le travail clinique nous a fait passer du rapport permanence/changement (axe principal de la question du vieillissement) à la question du rapport réversibilité/irréversibilité de l’idée de manque (de mémoire) dans la démence. Cela fait lien avec mon hypothèse (chapitre 1.2) que nous pouvons formuler autrement ici par rapport à cette question du manque (si je perds la mémoire alors je me perds) comme manque intolérable et irréversible. La perte irréversible renvoie à la question de la mort. Le désir et le travail d’identification ne sont possibles que si l’espace de la rencontre peut entretenir l’illusion d’un retour, l’idée d’un réversible. Autrement la question du manque, l’objet qui me manque n’est pas un objet absent mais un objet qui serait vécu comme mauvais, destructeur, persécuteur (objet là/pas là, avec un soi insuffisamment constitué).