9.1 Le rapport de la méthodologie à l’objet de recherche : les médiations comme éléments de perception

Une logique du choix permet de rapporter la méthodologie à l’objet de recherche et de considérer que :

  • Le passage au groupe comme aide pour le thérapeute et son degré de conviction par rapport au diagnostic et par rapport à la démence (rapport du thérapeute avec son outil de thérapie)
  • La question des médiations où les éléments perceptifs sont très marqués
  • L’étayage du travail psychique avec les sujets déments par la présence d’un observateur et d’une prise de notes des paroles des patients
  • La conception du groupe/de la groupalité enrichit par la démence

La modification de mon dispositif d’écoute, dans un premier temps, correspond à la rencontre avec les patients déments et à la question du contre-transfert. Il s’agit, au départ, d’une question de rencontre, plus que d’une question de technique thérapeutique (cf. chapitres 1.1.8 et 6.1.1). Des éléments importants issues de la pratique individuelle, m’ont incité à modifier cette pratique dans le sens de ce qui a été marquant dans l’expérience individuelle et groupale à intégrer dans la méthodologie.

Le premier élément important est lié à la notion de réverbération (cf. chapitres 1.1.8, 1.2). Ce terme correspond à l’image première d’un miroir, d’un réflecteur produisant un rayonnement dans une direction déterminée. Dans un second sens, en écho, réverbération fait associer au mot réflexion, et au retour de la pensée, comme pensée réfléchie et consciente. En ce sens réflexion est synonyme de réflexivité c’est-à-dire une relation réflexive, par rapport à soi-même et par rapport à l’interlocuteur. Il s’agit non pas d’un champ lexical de réverbération mais plutôt d’orienter cette réverbération dans le sens d’une réversibilité. Comment le thérapeute peut-il être identifié ? Comment cette réversibilité peut-elle se reproduire, comment prendre en compte la façon dont le sujet dément me perçoit ? Le concept d’identification a représenté, représente à mes yeux, un concept central dans le travail de psychothérapie. Dans la relation au sujet dément la question de l’identification est en lien avec la question du contre-transfert, en particulier en référence aux problèmes posés par la régression, l’archaïque (cf. chapitre 1.1.7).

La démence s’apparente aux troubles de la pensée voire confronte le sujet et son environnement à la perte de la pensée. La médiation par le groupe dans la psychothérapie du sujet dément soutient l’idée que la relance de la pensée passe par le système perceptif. Cela rejoint le postulat plus général que l’organisation psychique dépend des apports de la perception (appuis sur le tactile, le visuel). Le développement de la «psychanalyse transitionnelle», inventée par R. Kaës et D. Anzieu, répond à cette exigence de modifier le cadre psychanalytique en lien avec de nouvelles formes de psychopathologies.

La construction du lien, sans cesse à reconstruire demande la création d’un dispositif contenant pour lutter contre l’éprouvé (à tour de sans rôle) qui se manifeste par le sentiment d’être là sans exister (être au RDV de la rencontre). Ces questions renvoient au concept d’identité (réflexivité comme capacité de retour de la pensée et de la conscience sur elle-même) et au concept d’identification. Ce concept d’identification est lui-même précédé de la place de l’imitation dans un sens chronologique et en lien avec la fonction « copie ». La perception et l’imitation sont-elles les deux faces qui forment la base des apprentissages ? Dans la démence, la capacité d’anticipation créatrice d’un lien intersubjectif précède la qualité de l’interaction.

Le passage à une modalité groupale se fait sur un couple d’opposés réverbération/réflexivité où la relation se construit à plusieurs, dans une certaine complémentarité ; car il m’est nécessaire d’être suffisamment touché par l’autre pour qu’il puisse se sentir touché à son tour par identification. Ce travail passe par les mouvements perceptifs chez l’un comme chez l’autre. La nécessité de rester en contact sur une longue durée pour continuer de construire et reconstruire le lien avec le sujet dément sans se désimpliquer, nécessite un cadre contenant ; dans mon expérience clinique, il s’agit du passage à la modalité de groupe pour contenir chez le thérapeute d’abord les angoisses de confusion, de pertes générées par la démence : les éléments d’inquiétante étrangeté/inquiétante familiarité, les notions de langue étrangère, de désert, l’effacement (cf. DEA, 1996) comme éléments contre-transférentiels rendent compte de cette peur de se confondre. S’impliquer dans l’actuel, dans le moment présent (nous allons chercher ensemble) exige beaucoup d’humilité, de sincérité, et de constance dans la relation et ainsi petit à petit cette relation peut devenir fiable comme point d’appui et comme objet à investir. Il s’agit d’une attitude différente de celle généralement observée dans les réactions de l’environnement à savoir des attitudes d’hyper- ou d’hypo-stimulation. L’implication continue dans la relation permet d’aborder sans répétition et sans risque de traumatisme supplémentaire les événements du passé. Le présent se détache ainsi du passé parce que la relation actuelle ne répète pas la relation du passé (cf. chapitre 8.5.2, histoire de vie et traumatisme après-coup).

Le questionnement sur la réverbération dans ses effets négatifs, équivalents à n’être qu’un objet d’imitation de l’autre, une réponse en écho, a permis l’introduction d’un observateur (stagiaire psychologue) dans le dispositif de groupe. Les questions générales des observateurs répondent en écho aux questions des patients dans le groupe en tant que groupe qui donne corps à la parole, aux discours échangés. Deux questions sont répétitivement reprises en terme de lieu et de temps. La première question relative à la place de l’observateur est posée en terme de « où est l’observateur ?, quelle est sa place dans le groupe ? » qui renvoie à la question de « où est l’effet de l’observateur » dans un tel groupe ? Actif/passif, dedans/dehors, à la limite extérieure du groupe, dans son enveloppe externe ? Effets sur le groupe de la présence de l’observateur pour ce patient qui systématiquement en début de séance invite l’observateur à entrer dans le cercle des échanges et des productions ; ou encore cette dame qui avait enregistré la présence régulière de quelqu’un qui était là et qui lui demandait «pourquoi il ne mangeait pas avec eux» au sens où manger signifiait ici prendre part à la vie du groupe. L’observateur semble être dans une position « entre-deux » (réverbération, projections) qui comporte une participation active (la prise de notes) et également un point de vue perceptif pour le groupe. Une patiente avait demandé que l’observateur note «ce qui était bien» mais qu’il fallait au contraire «enterrer les contrariétés». La deuxième question posée très régulièrement concerne le déroulement de la séance et des points essentiels à « retenir » : « quoi observer ?» qui renvoie à la question des critères d’observation et de la retranscription. Chaque observation intègre dans sa transmission un certain point de vue et la richesse de l’observation est d’observer les réactions des patients dans la situation et le rapport que j’entretiens avec cet entre-deux.

D’une façon plus étendue l’observateur est perceptif pour le sujet dément et, entre dans les éléments que j’ai proposés dans le dispositif de groupe au même titre que la vidéo, les productions (écriture, peinture, modelage). C’est une présentation qui est choisie pour permettre un travail de représentation. Ce choix de relance par les éléments de perception vise la réintégration des affects mobilisés et la stimulation du travail de mémoire pour aider à une mise en représentation (par la voie du Préconscient). Les médiations proposées aux participants de ces groupes vise un accompagnement dans la durée en tenant compte des effets des troubles de mémoire sur les capacités d’expression des patients. Ainsi le groupe fondateur fut désigné groupe «Nommons les choses», qui a introduit un support matériel de choses sous la forme d’un tableau d’école, pour chercher ensemble les liens entre le mot (image acoustique), l’image (visuelle) du mot et l’objet réel. C’est précisément ce qui se casse dans la démence. Ce travail a permis d’expérimenter en situation de groupe, c’est à dire sans se sentir en échec par une non réponse à une question posée dans la dualité, des réponses positives aux questions d’orientation dans l’espace, dans le temps présent et à la relance des échanges. Puis peu à peu nous avons développé des thèmes de séance avec le support des objets dessinés sur le tableau. La notion de réversibilité est apparue avec la notion d’effacement du contenu du tableau pour passer à la séance suivante. Une patiente a alors suggérer de garder en photos le contenu de chaque tableau correspondant à chaque semaine. Ce travail en groupe montre qu’il existe une certaine mobilité cognitive possible (un patient qui mémorise le code digital pour venir à la séance du groupe, le bon jour et à la bonne heure, la passation du MMS en groupe donne des résultats supérieurs à ceux observés en situation de test individuel).

Nous avons instauré le support photos puis le support vidéo pour garder trace en groupe de notre cheminement. Le fait de nommer (dénommer) les choses ensemble m’a permis de me mettre en situation d’apprentissage des difficultés de ces patients. Un autre temps de notre cheminement groupal comme temps de reconstruction identitaire au sein d’un présent a été de chercher un sens à ce que disent les patients et d’abord à donner aux productions verbales des éléments plus positifs en montrant que chacun est capable d’utiliser le langage verbal pour interagir avec les autres en créant une situation adaptée, propice à l’interaction. L’aide à l’expression verbale par le prêt des mots (soyons plus fort que le mot) donne sens aux fragments verbaux. Les dessins dans ce groupe ont permis de stimuler les liens de similitude et le maintien de catégories plus larges. Les mots qui ont un sens potentiel (ce qui est différent du mot juste ou du mot faux) nous ont orienté vers les événements du passé, de quelque chose de son passé avec le support du groupe comme contextuel ou trame de référence pour le patient qui, sans ce support, confond le passé et le présent. Interroger le patient pour savoir si je suis sur la bonne piste à partir des indices posés sur cette trame référentielle aident à rattacher les propos (bobine de fil). Nous pouvons devenir alors à tour de rôle, des conteurs d’histoires, imaginaires ou réelles et qui relancent la mémoire autobiographique et le récit de sa propre vie. Le patient redevient acteur en racontant à plusieurs autres, plusieurs histoires construites en fonction de son interlocuteur du moment et qui l’aident à entrer dans une interaction particulière avec l’autre (hallucinations, fabulations). Ce qui nous amènera plus tard dans l’évolution de ces groupes à proposer des temps de jeux de rôle sur un mode psychodramatique (individuel et/ou groupal). Le lien existe peu à peu entre nous par le partage de ces récits de vie, au singulier et au pluriel, récits qui se construisent différemment à chaque séance, et les rôles qui sont donnés et qui permettent de retrouver une identité de soi, une valeur à cette identité et de retrouver une capacité de faire. Les événements racontés prennent davantage de sens puisqu’ils ont de la valeur pour l’écoutant et aux yeux de la personne en relançant l’estime d’elle-même. Ainsi est né un groupe de parole nommé «gardons le contact», qui s’est progressivement différencié de ce groupe «Nommons les choses» le jour où les patients se sont réunis devant le tableau barrant l’accès au support visuel. Ce qui relie le thérapeute au patient reste la parole, au sens large de la capacité de s’exprimer par soi-même, de rentrer en contact avec autrui en se centrant sur l’adresse à quelqu’un et non sur la stricte dualité bonne/mauvaise réponse. Les récits d’une histoire à chaque fois différents pour raconter d’autres histoires mais au fond parler de la même histoire, recrées les éléments autobiographiques en présence de quelqu’un, la pensée chez le sujet dément se créant en présence de quelqu’un. Mais n’est-ce pas là quelque chose de plus universel : la pensée se crée et se recrée t-elle en présence de quelqu’un ? Les vicissitudes du lien à travers les différents miroirs traduisent des expériences de non-séparation et de ces séparations réussies en terme d’acceptation des changements, naissent des espaces comparables à l’aire transitionnelle. L’intérêt de l’utilisation d’une médiation s’observe dans chaque groupe et montre La relance par le système perceptif et proche du système perception-conscience décrit par S. Freud dans la première topique. Ce travail de relance de la pensée passe par les sens et correspond à ce que S. Freud énonçait en ces termes : «rien n’existe dans la pensée qui ne fut d’abord dans les sens». La situation de rencontre avec ces patients passe par une identité de perception c’est-à-dire en appui sur une présence, sur un mode de présence et sur les écarts possibles à mettre en pensée (identité de pensée) de ces modes de présence (passage de l’imitation à l’identification). L’utilisation de la vidéo ne remplace pas la richesse de l’expérience clinique et de l’analyse mais permet dans un premier temps d’exister, de faire exister ces temps de rencontre pour soi, pour les autres et de lutter contre les risques projectifs. Avec les patients, la vidéo nous donne une dimension d’appropriation objective/subjective qui marque la séparation entre le temps où les choses se vivent et le temps où les choses se pensent. Dans cet écart élaboré au dedans des séances, se crée le travail psychique du groupe (à partir des formes perceptives de changement physique dans le groupe esthétique en particulier).

Le travail dans le groupe bute sur la question du deuil, en terme de deuil qu’il faut faire et qu’il est impossible de faire, qui se mobilise sur le passage de l’identité de perception à l’identité de pensée. Le groupe comme enveloppe contenante peut se saisir de l’expérience en tant que telle comme lieu de dépôt, permettant que se dégage alors peu à peu le souvenir de l’expérience (mise en mots avec le support de la vidéo, des productions comme la peinture, le modelage).

J’ai choisi de me centrer plus spécifiquement sur les médiations de la peinture et celles des interactions avec le miroir car elles sont représentatives du travail de réflexion actuelle et mettent en jeu les processus d’acquisition ou le maintien de l’image de soi par la médiation de la parole et du regard d’autrui. Ces groupes ont représenté aussi pour moi la possibilité d’être en position d’observateur comme condition pour pouvoir aider à penser une absence possible sur le mode de la différenciation (séparation en présence de l’autre), pour ré-instaurer une fonction d’adresse en donnant la possibilité au patient de dénommer ses propres affects et comme condition de subjectivation (éprouvé puis penser).

Ces médiations ont été choisies parce qu’elles sont suffisamment investies par les patients dans le registre du senti, du perceptif, du miroir, et de son chez-moi par l’intermédiaire du paysage intérieur comme objet à réinvestir.