9.2 Le «paysage intérieur» : la peinture comme récit du rêve

Dans ce chapitre, il s’agit de travailler sur les objets de la réalité psychique et en s’appuyant sur les effets observés (cf. DEA, 1996). Le travail ainsi réalisé dans les groupes à médiation montrent la valeur apaisante et antidépressive de cette prise en soins en réponse aux questions que nous nous posons en regard de la souffrance de ces patients comme forme de demande explicite ou implicite ; et l’offre de soins proposé correspond à la reconnaissance de cette souffrance puis à la relance des capacités d’expression pour essayer de cheminer avec le patient dans un espace de relation (de confiance d’abord) qui l’aide à renouer avec une image de soi plus consistante et positive.

Les différents objets médiateurs introduits dans la psychothérapie des sujets âgés déments sont nécessaires et vécus comme objets de perception et comme temps d’observation pour le travail de réflexion théorique. Ce qui rejoint ici un autre rapport dans le groupe de ce type de patient qui est le rapport différence/ressemblance/distance. Car l’objet médiateur est d’abord un objet concret, matérialisé, présent et perceptif et c’est aussi un objet trouvé/crée qui a une valeur aux yeux de celui qui l’utilise. Est-ce que cette deuxième fonction de l’objet médiateur qui a valeur de représentation (analogie symbolique) et de travail de mentalisation fonctionne dans la démence ? Est-ce que le groupe de personnes démentes est capable de sortir du rapport de ressemblance (pluralité des personnes et reconnaissance des différences) ? Dans la relation intersubjective le lien de symétrie est-il répétition à l’identique ou au contraire peut-il laisser place à une certaine dyssimétrie pour créer un écart de soi à soi via les autres ? Le groupe psychique à l’intérieur de la psyché du sujet dément peut-il réactivé la vie psychique individuelle ? Comment être le miroir du fonctionnement psychique du sujet dément sans s’y perdre soi-même ? En retrouvant une bobine de groupe spatiale et temporelle ?

L’évolution du travail d’accompagnement psychique individuel puis groupal de ces patients a permis de nous interroger sur le regard que porte les patients sur les soignants dans l’institution et quant à notre implication, notre investissement dans le soin psychique. Nous nous sommes autorisés à regarder dans le miroir c’est-à-dire un miroir qui reflète autre chose que la personne qui se regarde dans un miroir plan. Le miroir inclut aussi la pièce dans laquelle nous nous trouvons, la personne qui se regarde, les autres personnes et cet ensemble constitue une partie du monde de l’individu. Cet ensemble est le support de la représentation dans le miroir et les productions de son paysage intérieur en peinture représentent le soi réel de la personne qui s’exprime en présence de quelqu’un.

L’évolution des différents groupes à médiation et en articulation avec l’expérience de la rencontre individuelle nous ont donné confiance dans la capacité des patients de trouver les moyens de s’aider soi-même en présence d’un autre. Le désir de communiquer persiste, et l’idée développée et expérimentée d’un travail sur son paysage intérieur illustre par la pratique la perspective du maintien d’une identité de soi. La mise en place d’un groupe thérapeutique avec la médiation de la peinture a été proposée également dans le cadre de groupes de préparation à la retraite pour travailler sur la créativité de chacun. Dans ces différents groupes, peindre son paysage intérieur c’est prendre le temps de revisiter ce à quoi je suis réceptif, c’est une forme de bilan relationnel, de transition avec le passé qui nous a construit et la (re)découverte des capacités actuelles en se raccordant sur les sens, les sensations premières, les émotions, les ressentis, la revalorisation de soi qui est un travail sur notre miroir interne. Le groupe comme médiation a une fonction miroir. Le premier objectif est d’aider à relancer sa créativité personnelle en travaillant sur sa propre image et ses propres choix de couleur à partir des contours de sa silhouette tracée (cf. annexes) comme enveloppe contenante et délimitant ce qui est moi et ce qui m’entoure. C’est aussi un lieu pour exprimer à voix haute son ressenti, sa perception. Le miroir interne, perçu, ressenti, peint, mis en mots, peut alors s’étayer sur le miroir externe proposé par les autres participants.

Acquérir un nouvel environnement sans le «répéter à l’identique» (M. De M’uzan, 1994) en proposant un travail en groupe comme équivalent de ce nouvel environnement, pour repérer ce qui se remémore dans ces «répétitions du même». Selon cet auteur, «il convient de distinguer nettement deux types de phénomènes parmi ceux que l’on rapporte à la compulsion de répétition. Les uns ressortissent à une reproduction du même et sont le fait des structures chez lesquelles la catégorie du passé s’est élaboré suffisamment. Les autres, qui ressortissent à une reproduction de l’identique, sont le fait de structure chez lesquelles cette élaboration est défaillante».

Le récit proposé de son paysage intérieur passe par le dessin puis par la parole individuelle dans l’espace du groupe. Ce récit fait par chacun en présence des autres devient à chaque fois un récit qui se différencie du précédent, c’est-à-dire qui est plus qu’une addition des différents récits. Le décalage, l’écart entre ces récits émanant du même patient se construisent à partir de ce qui se passe entre les personnes dans le groupe. Le schéma du prisme est une image de ce récit en présence de quelqu’un qui révèle les différentes facettes (miroirs) de l’antérieur qui se mixe à l’actuel de la rencontre et se concrétise par une production picturale individuelle puis commune (cf. ch. 5.3 et annexes, photos). La proposition de peindre son paysage intérieur devient un système d’interprétation qui permet d’évaluer le degré d’investissement et le degré d’appropriation de chacun (acquérir les choses de son point de vue) par rapport au regard du point de vue de l’autre. Ce récit en présence de quelqu’un crée un mouvement projectif à minima qui passe par l’imitation (identification adhésive ?) et qui va vers l’identification.

La valeur clinique de la perception-imitation (imiter pour être) a été expérimentée par la mise en place d’ateliers de peinture à visée de recherche sur les capacités d’échanges émotionnels et affectifs des patients déments en présence de personnes non-démentes. Ces ateliers ont fonctionné à raison d’une séance par mois sur une année. L’expérience montre que l’imitation ne fonctionne pas dans l’immédiat, lorsque le patient se retrouve seul devant sa feuille blanche individuelle. Il n’existe pas d’identification suffisante du patient face au groupe et l’état d’angoisse d’être seul ne peut être surmonter. Ce n’est que lorsque le sujet non-dément cherche à instaurer un appui mutuel avec le patient que la possibilité de peindre et d’être créatif se met en marche. Cela passe à nouveau par le risque de fonctionner en miroir, comme dans la prise en charge individuelle, et en ce sens la réponse de la situation du groupe est nécessaire pour passer de l’indifférenciation immédiate à une différenciation non-mortifère au sein du groupe. En proposant le schéma du prisme j’ai voulu montrer que l’identification insuffisante du patient dément est « relancée » par la présence suffisante de plusieurs autres membres du groupe. Cette identification difficile/impossible marque la limite de l’utilisation du groupe avec des sujets déments à des fins thérapeutiques. Nous sommes dans une position limite de non-dépassement de la ressemblance/différence qui place le sujet dément en position de limite par rapport au sentiment d’appartenance au groupe.

Dans ce travail de recherche sur ce qui nous relie au sujet dément la réponse est-elle toujours strictement individuelle ? La représentation de la démence telle qu’elle apparaît dans la relation avec l’ entourage provoque un silence, un déni de la maladie où l’évocation d’une perte encore plus cruelle que la mort. La perte de l’image de la personne d’avant, le fait de n’être plus reconnu, et les effets de violence intra-familiale entraînent un processus relationnel perturbé. Le travail avec la famille montre la qualité de l’édifice familial, de ce qui le menace dans cette relation démence-famille et de ce qui le soutient.

Nous avons eu l’idée d’expérimenter aussi ce travail de paysage intérieur individuel à un paysage intérieur familial pour comprendre les effets de la démence sur le lien. Le paysage intérieur groupal est conçu comme un génograme réalisé sous la forme d’une peinture groupale en présence du patient, de son conjoint et de ses enfants. L’expérience à ce jour n’a pu être conduite qu’avec une seule famille constituée d’une patiente diagnostiquée démente, de son mari et de leurs deux filles. La question de la place me paraît également centrale en regard des concepts d’absence, de séparation, de rupture qui se rejoue au moment du place-ment : Place/non place (maladie du lien). Cette place me semble également en correspondance avec l’état du lien et peut-être de la structure de ce lien. Le génograme par le paysage intérieur familial sert de support comme objet médiateur à l’activation de l’imaginaire (espace topique du préconscient). Le modèle de référence est la représentation intermédiaire comme lieu de passage de la représentation de choses vers la représentation de mots. Cet objet médiateur facilite des représentations figurées qui parlent de la manière dont le sujet se représente sa filiation. L’idée d’un travail sur le paysage intérieur familial vise à observer un génograme objectif et un génograme subjectif. Cet écart entre les deux crée un espace de jeu et peut montrer comment l’objet imaginaire ainsi crée est désorganisateur ou au contraire ré-organisateur de la psyché individuelle. L’espace de jeu expérimenté, perçu, identifié permet d’avoir accès à la subjectivation, à savoir reconnaître une intériorité psychique. L’observation m’amène à comparer ce processus de travail en groupe à l’image d’un montage d’échafaudage avec un lien à chaque étage, ou à l’image d’une pyramide incluant la notion d’espace et de temporalité avec une perspective. Ce que je retiens de cette première expérience que je souhaite poursuivre dans mon travail de recherche ultérieure, c’est la notion de prise (ça prend) au sens de prise de conscience et au sens d’une inscription dans la psyché qui se traduit par une confiance dans l’environnement et des gestes en peinture qui montrent la place de chacun dans un ensemble. C’est un travail qui mise sur l’avenir des relations car chacun peut se subjectiver.