9.3 Le dément et les effets miroirs dans le groupe

Les miroirs du toucher, des odeurs, du visuel, du sonore sont autant d’explorations possibles des capacités actuelles « d’être en contact » de ces patients. Ces capacités actuelles sont évaluées dans l’espace de la rencontre (et non dans une situation de test neuropsychologique qui n’est pas une situation interactive puisque ses effets ne sont pas pris en compte et qui repose sur une consigne verbale essentiellement), et ce d’autant plus que nous savons mal évaluer par des tests, la mémoire du toucher, la mémoire olfactive qui perdure beaucoup plus longtemps que la mémoire visuelle et qui est une mémoire strictement individuelle que la neurobiologie a mis en évidence en montrant le rapport entre le maintien de la trace mnésique olfactive et le lien avec les événements vécus («émotions). Nos enregistrements vidéos gardent trace des signes de la communication non-verbale (mouvements, postures, expressions faciales) et témoignent de la vie émotionnelle dans cette vie de relation. Les travaux de la littérature, en ce sens, montrent que les expressions émotionnelles chez les sujets déments sont favorisées dans le cadre d’interactions, et de situations interactives.

La notion d’appartenance très importante dans le fonctionnement d’un groupe s’incarne ici avec le fait de pouvoir occuper une place et un espace effectif et affectif. En ce sens valoriser et positiver le fonctionnement du groupe est essentiel car cette permanence instaurée permet de mobiliser et d’enrichir/construire une image de soi et une estime de soi valorisées. Le sentiment d’appartenance au groupe s’est élaboré peu à peu dans son sentiment d’existence grâce à la participation active des différents co-animateurs, participation dans le sens des productions (peinture par exemple) mais aussi en parlant de ses propres ressentis pour donner à l’autre à son tour la possibilité de parler de ses ressentis dans la vie du groupe, activer le champ pré-conscient individuel et groupal pour connaître le potentiel du patient et permettre un lien entre la perception et le vécu. L’hypothèse d’une mémoire qui se construit/qui revient en présence de l’autre rencontre une corrélation entre la capacité à se différencier dans la présence à l’autre et la séparation intrapsychique en termes de dedans/dehors, passé/présent. La capacité à se séparer dépendrait pour partie de la qualité de la relation avec ce quelqu’un là ou pas là.

Cette problématique de la ressemblance/différence (du même au différent) qui marque la limite de l’appartenance au groupe et au travail de psychothérapie de groupe compte tenu d’une identification insuffisante, peut cependant être reprise ou reconquise en quelque sorte quand le fonctionnement psychique du thérapeute devient l’équivalent du cadre. Deux exemples nous servirons à illustrer cette capacité retrouvée, sur le mode du détruit/trouvé, d’un travail de mise en représentation.

Dans le groupe esthétique, nommé voir-faire et ressentir, le changement physique ressenti est perçu devant le miroir (plaisir autour de la perception) et le patient n’est pas indifférent à ce qu’il voit. Le patient est invité alors à s’avancer jusqu’au miroir pour mieux voir sa coiffure ou son maquillage : «Vous êtes arrivée devant le miroir» en montrant à la patiente les deux reflets de leurs corps, «voyez, mon reflet dans le miroir et là le vôtre…». Les émotions se lisent sur le visage et avec elles les mimiques, les sourires ou les grimaces qui font resurgir à ce moment là des moments de l’enfance («ma mère me coiffait et je me souviens du tiraillement du peigne dans les cheveux») («c’est doux, comme des petits… petits enfants»). Pendant longtemps il faut jouer un rôle de pont entre les participants du groupe sinon les paroles des patients semblent se projeter sur un monde fantôme. C’est la construction d’un soi de groupe qui redonne un espace, une aire de transition à ce qui se passe du dehors vers le dedans.

La fonction du groupe est de donner un statut à ce passage de la perception externe vers la perception interne et en même temps ce cadre induit une rupture dans la continuité (R. Kaës, 1979) au même titre que la parole s’articule entre soi et l’autre, par la séparation entre un intérieur et un extérieur. La médiation dans ce groupe esthétique, permet de se remettre à l’écoute de son corps par l’exploration de sensations variées qui procurent un sentiment de bien-être et de détente (par exemple auto-massage du visage). C’est aussi prêter une oreille attentive à ce qui nous entoure. L’animatrice du groupe nomme les parties du corps qu’elle touche et explique pourquoi elle le fait ; de la même façon dans un premier temps elle demande d’imiter ses gestes, accompagne chacun quelque temps puis laisse chacun suivre son inspiration. L’attention est attirée sur l’enveloppe sensible. Le groupe agit peu à peu comme un effet ricochet et les associations deviennent possibles et l’on passe ainsi de l’enveloppe sensible au corps symbolique (parler sur le thème de la séduction, par exemple) qui permet la limite entre le dedans et le dehors. La limite est d’abord matérialisée par la fonction de médiation des soins esthétiques puis la permanence de ce cadre aide à rétablir la fonction de « maintenance « du psychisme. Ici rentrer chez-soi c’est d’abord réintégrer son corps, son habitat («je me sens bien dans ma peau aujourd’hui, c’est mon petit chez-moi»). Une autre patiente dira aussi à la fin d’une séance : «c’est agréable, on a l’impression de retourner dans sa coquille». Ces temps de retrouvailles avec son «Moi-peau» dans un entourage physique et psychique interroge cette reconstruction constante autant que nécessaire d’une peau contenante («je me suis peinte sans la peau») pour l’appareil psychique.

Le travail de distance psychique par rapport au miroir se fait en présence de quelqu’un autant que dans le rapport que j’entretiens avec mon image. Car il existe aussi la prise en compte de l’impalpable du corps, à travers les paroles et la mémoire du groupe et les affects qui circulent (bobine de groupe) et qui au fil des séances apparaissent comme une ombre découpant les contours du paysage du groupe. En fixant sur un support cette « ombre » nous avons l’empreinte du corps groupal. L’idée de faire dessiner son paysage intérieur à partir du contour dessiner sur une feuille de papier grandeur nature retrace cette idée de l’ombre. Nous avons pu l’associer au «miroir d’ombre» dont parle S. Tisseron (1994) au sens où le patient peut renoncer à chercher à toucher son reflet quand l’angoisse peut cesser grâce à la présence du thérapeute qui aide à ré habiter son intériorité (cf. chapitre 14.3).

Le deuxième exemple est issu du groupe nommé «intermède» par un des participants, participant qui a été absent de ce groupe pendant plusieurs séances du fait de problèmes somatiques. Cet exemple est centré sur la question de la «chaise vide» qui est aussi une condition pour que le groupe existe comme groupe au sens de pouvoir nommer et penser l’absence (cf. R. Kaës, 1994). Si les conditions d’identifications dans le groupe avec les sujets déments ne sont pas réunies nous pouvons faire l’hypothèse que le plaisir d’être ensemble relance les conditions d’un travail de penser en groupe. En ce sens nous dit R. Kaës, «le groupe serait non seulement un porte-mémoire, mais un des lieux de constitution de la mémoire» (1994).

Ce groupe intermède était constitué de cinq patients (trois femmes et deux hommes) autour de la médiation de l’écriture. Les premières séances ont été marquées par l’importance de l’espace, du lieu et de la notion d’appropriation («il faut s’approprier le stylo» disait un patient). Les questions de séparation se sont produites avec le thème de la porte. La porte est devenue un objet potentiellement relationnel (porte réelle et symbolique) à partir de l’utilisation d’un objet réel et pour apprendre à distinguer entre le visible (la porte) et l’invisible (la représentation). Ce patient qui a donné une identité à ce groupe jouait souvent avec les portes de la pièce dans nous nous retrouvions une fois par semaine, il jouait également à renverser les mots comme par exemple ascenseur qui devenait descenseur. Puis la chaise de ce patient est restée vide pendant sa longue absence. Ce jeu de renversement des mots s’est joué avec l’ensemble du groupe pendant plusieurs séances. Après chaque séance je raccompagnai les patients vers l’ascenseur/descenseur qui devenait peu à peu notre objet lien comme la porte pouvait représenter autre chose que la porte elle-même : ici nous dira une patiente, «il y a plusieurs portes…la vie et après». Un autre patient a alors parlé du «monsieur du descenseur». Cette thématique de l’ascenseur/descenseur s’est prolongé pendant les rencontres du groupe et a permis de parler de la chaise laissée vide par le patient absent jusqu’à son retour dans le groupe. L’objet chaise vide comme l’objet ascenseur descenseur sont devenus des objets de lien relationnel, organisateurs temporels (bobine temporelle) nous aidant à penser l’absence d’un participant.