10. 1 L’étayage sur le groupe

Les raisons qui poussent les individus à se regrouper sont multiples ; les aspects spécifiques du groupe, dans la création du lien entre l’individu et les membres du groupe, sont complexes. La nécessité de trouver un espace de rencontre suffisamment contenant et sécurisant est nécessaire pour pouvoir interroger pour soi, en présence d’un autre, et des autres la question de la reconnaissance et de la connaissance de soi. Le sujet âgé dément nous enseigne que la reconnaissance de soi par autrui précède la connaissance de soi au sens d’une représentation de soi suffisamment différenciée.

Les différents abords psychothérapeutiques ont permis de prendre en compte autant que de révéler, la souffrance du dément et de son entourage familial en particulier à l’image d’un perte de l’enveloppe psychique. Du point de vue du regard institutionnel cette souffrance représente le fil conducteur et la voie d’élaboration possible des ratés, des zones d’ombre ou encore du clivage défensif visant à occulter la question de la mort psychique, la question du temps, le non-sens et la mort réelle. Du point de vue du soignant, la souffrance a de multiples portes d’entrées possibles, à commencer par l’idéal soignant en terme de soins et de guérison, mis à mal par la vieillissement des soignés (M. Myslinski, 1996). La confrontation quotidienne avec les pathologies du grand âge provoque un écho et une résonance en chaque soignant. La relation avec des personnes âgées démentes renvoie également à une psychologie des limites : limite de l’illusion de toute puissance soignante, limite dans sa capacité à faire un travail de deuil, limite dans la capacité à investir/désinvestir/ré-investir, comme autant de formes possible de situation d’attachement et aussi de lutte contre le désinvestissement et l’indifférenciation. La relation psychothérapeutique nous expose à l’absence et au sentiment de vide. Cette souffrance du sujet dément réveille nos propres zones d’ombre et de souffrance, ainsi que notre recherche de sens face au non sens.

Cependant, c’est sans doute du côté de la blessure narcissique, de ce qui (nous) touche dans un registre narcissique, que la relation au dément est source de souffrance dans notre propre positionnement par rapport au patient. Les entretiens individuels ou les entretiens familiaux révèlent des blessures ou des manques narcissiques en écho, par identification adhésive, aux trous de la pensée et des troubles de l’identité. Ces « réponses » extérieures parlent également de la capacité à identifier les besoins et les demandes du patient par une présence contenante et de permanence. Ces attitudes sont elles mêmes déterminantes dans l’évolution des troubles du comportement du patient où se mêlent à la fois la question de l’intériorité et celle de l’extériorité, en deux réalités quelquefois confondues.

Les travaux de J.M.Léger et J.P. Clément (1991, 2000) ont permis de ré-introduire la valeur de l’affectivité dans le traitement de la démence, pour nous donner une définition plus globale de la démence comme, la «manière d’être au monde (qui) n’est pas le résultat d’un simple dysfonctionnement d’une structure neurologique particulière mais l’expression d’un organisme vivant, dans sa totalité, dirigé par la conscience en référence à la personnalité du sujet (essentiellement l’histoire de sa vie, tant sur le plan biologique qu’affectif ou intellectuel)». Ces deux auteurs développent les articulations entre la sphère cognitive et affective, et interprètent les troubles du comportement comme des tentatives d’adaptation d’un sujet à son environnement.

Du point de vue du système affectif, la prise en compte du regard d’autrui et de l’observateur, dans le travail de recherche, montre la possibilité d’étayage et d’interrelations, car le « savoir affectif perdure plus longtemps que le savoir cognitif (G.Le Goùes, 1991).

Du point de vue d’une approche relative à une construction psychique, en terme de stratification, et dans le recentrage sur la question des différents rapports aux miroirs, la clinique de la démence montre un rapport paradoxal entre démence et narcissisme dans la mesure où le sujet semble vouloir puiser au dehors ce qui n’appartiendrait qu’à soi au dedans. Ce rapport paradoxal se retrouve à la fois sous un angle théorique et sous un angle clinique.

Du point de vue théorique, nous pouvons faire le lien avec la conceptualisation freudienne de la notion de couples d’opposés (1905) pour traiter des positions libidinales qui se succèdent : actif/passif ; phallique/châtré ; masculin/féminin comme différents niveaux de la vie pulsionnelle. Les différents couples d’opposés, dans le registre de la relation d’objet, sont décrits en terme de rapport dedans/dehors, de présence/absence, dépendance/indépendance et sont des exemples concernant la construction de l’objet et du lien, des conditions du développement de la vie psychique.

Dans un autre registre théorique, ce rapport paradoxal, entre démence et narcissisme, interroge le lien entre libido narcissique et libido d’objet. Plus précisément, cela interroge la définition du narcissisme comme orientation de la libido vers le moi alors que la clinique de la démence pose la question du rapport, de la répartition entre le dedans et le dehors. Autrement dit, dans la démence, cela se passe comme si l’environnement de la personne détenait les clés du narcissisme du dedans de soi. La question du retour, de la régression, de l’origine, est ici appelée comme référence première voire comme explication « avant-coup » de ce qui détermine le cheminement de la dépendance à l’indépendance.

D’un point de vue clinique, ce rapport paradoxal démence/narcissisme dans le retour à l’objet, dans le rapport du sujet à l’objet, dans l’appel aux objets internes, impose la recherche d’objets externes protecteurs par rapport au manque d’objet. Plutôt que de s’en référer à la structure psychique, la relation de type psychothérapeutique est liée, ici, aux positions transférentielles et contre-transférentielles. S’agirait-il alors d’un type de dépendance, relativement indépendante de la structure psychique de référence pour tel sujet ? La confusion sujet/objet décrite dans l’évolution de la démence conduit la relation de soins à comprendre ce mouvement objet de soins/sujet de soins qui s’exprime dans le rétablissement (paradoxal) d’une situation de dépendance.