11.2 La mémoire « revient » en présence de quelqu’un

Ma rencontre avec ces patients, dans le passage d’une modalité individuelle à une modalité groupale de prise en soins de type psychothérapique, interroge la question de la solitude comme expérience subjective et ancrée dans la dimension affective. La naissance du sentiment de solitude fait retour à la prime enfance pour se « rejouer » dans les différentes crises de vie, et principalement au cours du vieillissement. La capacité d’être seul, pour reprendre l’expression de D.W. Winnicott, correspond à la capacité d’être positivement en relation avec les autres. Cette capacité ne s’improvise pas et s’acquiert paradoxalement en présence de quelqu’un. Sur ce modèle, nous pouvons penser que la mémoire revient également en présence de quelqu’un. C’est la question plus large du concept de solitude.

La capacité de création du lien dépend de ce modèle intériorisé de la relation avec l’autre qui permettent qu’un travail de figuration (représentation) individuelle s’inscrive/se différencie dans l’environnement actuel de la personne. Ces figurations peuvent s’inscrire dans la relation (à partir de l’anticipation de l’autre) et être retranscrites sur une grille d’analyse comme celle que WR. Bion a crée pour permettre un travail de recherche, à partir des observations cliniques et dans un dispositif psychothérapique. Dans ce cadre rien n’est isolé, tout est réponse y compris ce qui n’est pas cotable en tant que tel : les discours sans contenu, les relations entre les mots, les réponses associées à un mouvement, les liens entre les discours de la personne, de la présence des autres et le comportement général du groupe à un moment donné. Le travail peut être alors centré sur la mémoire dans son sens qualitatif/affectif en lien avec le contenant de cette mémoire qui est la mémoire familiale et les modalités de transmission individuelle.

Le travail d’accompagnement dans la régression, vers la représentation de choses puis en appui sur le perceptif, visuel en particulier, se fait à travers des effets miroirs différents qui passent par la réflexivité de la relation (mouvement transférentiel). Dans la relation duelle en situation de face à face, c’est l’aspect de la complémentarité du rôle de chacun qui est mis en avant ; s’instaure alors un jeu de rôle avec le patient qui modifie le cadre, qui impose cette modification et qui instaure un « à tour de rôle » (cf. exemples en annexes). Cela donne une vision/perception par la place occupée par soi/par l’autre et c’est là que se noue la relation en allant chercher le patient là où il se trouve. Nous retrouvons au plan théorique ce que D.Anzieu (1993) a développé (après S. Freud) l’idée que le psychisme naît du biologique et vient justifié la construction du psychisme à partir des données perceptives (et comme moyen de maintenir une relation et engager une activité de penser, envisagé dans le cadre de la « psychanalyse transitionnelle »).

Etre capable de donner un sens aux différents contenus inscrits dans la relation met en évidence l’importance du contenant. Nous nous référons ici à la théorie «des contenants de pensée» proposé par B. Gibello (1994) qui distingue les contenants de pensée archaïques, symboliques (langage et système de représentation) et les contenants groupaux. Cette théorisation intègre les données de la psychologie cognitive aux conceptions psychanalytiques, biologiques, sociales, linguistiques. Les contenants de pensée sont décrits par cet auteur comme des «processus dynamiques» qui permettent aux contenus de pensée «d’être compris, mémorisés et communiqués». La dimension de psychothérapie fait intervenir ces différents niveaux en interaction qui donnent sens à la relation. Le niveau des contenants de pensée correspond au dispositif proposé aux patients en terme de cadre, de groupe, de transitionnalité. Le niveau des contenus de pensée comprend l’histoire du groupe en référence à sa propre histoire, les souvenirs, le travail de mémoire, les objets d’investissement de chacun de l’ensemble et tous les contenus associatifs qui émanent de l’ici et maintenant de la séance. Cela constitue peu à peu un axe de permanence/changement/identité utilisant le support temporel du groupe, les médiations proposées comme percept et la parole individuelle retrouvée/recrée à partir du plaisir partagé comme relance de la pensée, et comme reliaison de l’affect qui soutiennent le maintien de la relation d’objet.

Le renvoie en écho des productions langagières ou non-verbales en groupe aide à une reprise de l’estime de soi, de la confiance en soi à partir du groupe considéré comme objet/soi. Cet objet/soi se construit dans un réseau de relations interpersonnelles parallèlement à la construction du lien entre deux ou plusieurs individus. Le prototype de cette relation, dans ce cadre, est constitué par le groupe pour que l’affect maintenu malgré la perte de signification dans la démence puisse retrouvé un sens. S’agit-il de se perdre pour retrouver le groupe, la mère, groupe comme mère ou de se retrouver en perdant l’autre ? Le groupe comme espace instauré renvoie à la constitution temporelle d’un autre, autre soi-même et autre différent et ouvre sur la recherche d’un lien intériorisé. Le groupe est un lieu d’investissements affectifs et cognitifs en posant le rapport entre l’espace contenant du groupe et le vécu de chaque membre (les éléments contenus). Le groupe permet de fonctionner dans un premier temps sur un mode paradoxal, et nécessaire pour expérimenter sans détruire le rapport à l’objet/soi. Cela est possible car la réalité de l’espace du groupe autorise un travail de différenciation progressive qui émerge avec la présence des autres et de l’expérience de ce qui se passe entre les personnes. Ce point est sans doute le point le plus sensible et difficile pour les personnes atteintes de démence car correspondant à leur point de souffrance et de fragilité. Nous prenons appui ici sur C. Néri (1997) qui développe cet aspect de l’objet/soi dans la psychanalyse de groupe. Cet auteur reprend la perspective de H. Kohut (1971) au niveau de l’appareil psychique individuel pour montrer le rapport établi entre du soi avec les objets «caractérisés par des fonctions particulières : objet-soi gémellaire ou alter-égoïque ; objet-soi idéal ; objet-soi spéculaire. Dans la démence nous pouvons dire que cet objet-soi gémellaire se construit (paysage intérieur) en lien avec l’harmonie ou la cacophonie de l’environnement et passe par la question de considérer l’autre fait de la même pâte humaine que moi et pour pouvoir être là en ayant le sentiment d’exister.