14.1 Double interne comme conception de Soi

La question du double et de l’identité spéculaire s’inscrit dans le rapport aux miroirs, non pas considéré comme un stade à un moment donné de l’évolution de l’enfant, mais plus précisément comme stratification des éléments de la personnalité d’un individu, et en particulier comme différents moments d’intégration des miroirs qui se rejouent aux différentes crises que rencontrent le sujet dans son histoire de vie.

Cet état de figuration de la stratification du (des) miroir(s) (échafaudage) se retrouve, dans la démence, dans les différents moments de fausse reconnaissance, dans le phénomène connu du « compagnon imaginaire », dans le phénomène d’hallucination lié aux états de confusion, et dans les expériences d’inquiétante étrangeté que l’on rencontre dans les groupes avec la perception de l’autre comme retour de quelque chose de familier. Nous pouvons citer également, comme exemple général, toutes les situations de réponse dites en miroir chez les soignants. Par extension, nous pouvons dire que le mauvais raccordage entre la perception et la représentation dans la douleur serait en correspondance avec un double de Soi insuffisamment constitué : une mauvaise réverbération, un mauvais reflet. En somme, c’est comme si l’éprouvé corporel tenait lieu de représentant du double interne là où la mise en sens s’est révélée insuffisante.

Dans la démence, ce phénomène révèle une identité précaire, vacillante, fluctuante, et dont l’ampleur de l’effet d’effondrement est marqué par la perte de la mémoire comme équivalent de la perte de Soi : « si je perds la mémoire, je me perds » (A. Sagne, 1996). En écho familial, nous retrouvons cette idée de perte de l’autre et de perte de Soi dans les groupes de soutien aux familles qui fonctionnent dans le cadre hospitalier. L’équation transgénérationnelle pourrait se formuler ainsi : « si je perds ma mère, je me perds », c’est-à-dire que, par projection, je me comporte vis-à-vis de l’autre comme si c’était une partie du Moi. La fonction symbolique étant ici complètement absente.

De façon plus générale, c’est-à-dire pour tout un chacun, la question du double est un organisateur de la psyché pour se défendre contre la perte de la fusion originelle. Selon F. Dolto, la formation du double est antérieure au langage verbal et s’origine dans la relation au placenta. C’est une production du narcissisme primaire et le reflet de l’image du corps, est comme tel, également inconscient.

La formation du double s’effectue à partir des sensations corporelles et par les apports des différentes perceptions. C’est cette notion de « Moi corporel » freudien qui procure un sentiment de continuité interne et de cohésion. Nous connaissons aujourd’hui l’importance de ce phénomène grâce à la théorisation du «Moi-peau» de D. Anzieu (1985) concernant le rôle des enveloppes psychiques dans la structuration de l’individu. Dans la réalité, comme le souligne ce même auteur, il est important que la mère, ou son substitut, soit le miroir parlant de l’enfant.

C’est grâce à ce miroir parlant que l’enfant peut accéder à une auto-représentation de soi, c’est-à-dire à un rapport de soi à soi-même. Cette relation de base à soi-même est particulièrement sollicitée dans le travail du vieillir. C’est un système d’accordage entre l’affect et la représentation, et il me semble particulièrement défaillant dans la démence (déliaison). Je pense que la personne démente ne perçoit plus cette convergence possible entre l’affect et la représentation, et c’est ce qui colore la relation psychothérapeutique en cherchant à utiliser l’autre pour vivre quelque chose du dedans qu’il ne peut plus vivre. Nous sommes proches, semble-t-il, du mécanisme d’identification projective. D’une manière plus générale, ma rencontre avec ce type de patients a mobilisé très tôt, chez moi, une interrogation sur l’identification en terme d’incapacité à se mettre à la place de l’autre et, faute de signifiant, je vais prendre au pied de la lettre ce que je perçois. Le processus d’identification symbolique à l’autre étant alors empêché par l’affect lui-même, procurant ainsi un trouble, une confusion avec la perte de la maîtrise d’une situation symbolique (d’abord Nommer les choses pour ensuite pouvoir les symboliser).

Le passage entre le singulier et le collectif peut donc s’élaborer comme un ascenseur perpétuel (cf. chapitre 9), une bobine temporelle, un langage permettant de symboliser les émotions, les affects. Ce passage du singulier au groupal est une façon de mettre en place des moyens de lutte contre le démembrement de l’affect dans la relation au dément. Ce travail de positionnement méthodologique est une défense contre l’attaque du lien (W. R. Bion, 1967).

Le rapport aux miroirs est un axe central dans le travail de théorisation de la pratique clinique auprès de sujets âgés déments. La notion de miroir est ici mise au pluriel pour bien indiquer les différents axes (stratification, échafaudage) qui demeurent actifs tout au long de l’existence et qui structurent l’être humain. Au-delà même de la notion de stade du miroir, selon J. Lacan (1966), l’expérience du miroir souligne l’importance de l’interaction entre les personnes ; le rapport au double est aussi en articulation constante avec le rapport mère-enfant comme premier double révélé par le père ou le groupe familial, il est également en lien avec la constitution de l’image du semblable qui est le miroir de l’autre.

La clinique de la démence comme psychopathologie de la régression interroge cette question du rapport aux différents niveaux de stratifications du miroir. Le rapport au miroir chez l’enfant a été analysé par S. Freud (1923) sous la forme du « jeu de la bobine » qui figure les questions essentielles de disparition et d’apparition, ou de présence et d’absence. Dans l’Esquisse (1895), l’analyse de S. Freud peut s’appliquer à ce rapport au miroir, et au rapport à soi : «Supposons que l’objet livré par le sujet soit identique au sujet, son semblable [….] un tel objet constitue simultanément le premier objet de satisfaction, le premier objet hostile, et aussi la seule puissance secourable. C’est pour cette raison que l’homme apprend à connaître à partir de son semblable humain.» Sous un autre angle, il s’agit de la question de la place que chacun trouve en même temps qu’il l’a crée dans son rapport à soi et aux autres. L’idée de stratification souligne la notion d’une temporalité et aussi l’idée d’un emboîtement, d’une construction (marquée par le passage de la perception à la représentation) en vue d’un travail d’intériorisation.

La pratique auprès de sujets âgés déments nous interroge sur le sens et la fonction du rapport aux miroirs tout au long de la vie du point de vue dynamique. La représentation de soi se trouve au carrefour d’un éprouvé narcissique et de la vie relationnelle. Le rapport aux miroirs est premier et primordial, au sens où il organise notre relation à autrui et, dans le même mouvement, notre individuation. L’observation du jeu de la bobine décrit et analysé par S. Freud montre la capacité de l’enfant (18 mois) de créer un jeu reliant la présence et l’absence de la mère à la mise en mots, à l’expression verbale. Cette entrée dans la fonction symbolique se fait grâce à la pensée et au langage. Ce jeu de la bobine concerne le jeu de l’enfant (neveu de S. Freud) inventé au moment du départ de sa mère. Il consiste à lancer une bobine en bois, rattachée par un fil, au-delà de son lit qui tient lieu d’écran. La disparition de la bobine est accompagnée par un « o-o-o » (Fort : parti) et la ré-apparition d’un « a-a-a » (Da : là, voilà). La bobine de fil ne représente pas la mère mais son absence, la possibilité de penser son absence.

Ce jeu suscite la question de la perte et de la retrouvaille avec l’autre, mais aussi avec soi-même. D’une manière plus générale, ce sont tous les jeux (se cacher les yeux, construction des cubes, jeter et ramasser un jouet) qui répètent la perte et la présence de l’objet ; ces jeux sont autant de miroirs possible pour acquérir la « capacité d’être seul en présence de l’autre » (présence d’un observateur pendant le jeu) et la possibilité de se représenter l’absence et l’absent.

L’angoisse de perte liée à ce moment organisateur permet à l’enfant de réaliser que le même objet est source de plaisir, mais aussi de déplaisir. En se confrontant à l’absence, les rapports aux différents miroirs vont être régis par l’amour et la haine ainsi que par l’acceptation ou le rejet de cette représentation d’absence.

La capacité de se voir, se sentir, s’entendre, et de se penser, c’est-à-dire aussi dans la vieillissement, de se transmettre (niveau narcissique de positionnement), dépend de la façon dont le miroir parlant a pu « être là ou pas là ». C’est ce qui correspond à l’idée de détruit/troué (cf. mon hypothèse) sur le mode winnicottien du trouvé/crée repris par R. Roussillon (1985) qui développe le concept de destructivité, en terme de détruit/trouvé.

Cette notion de double, liée dans la psychanalyse au mythe de Narcisse, relance dans la clinique de la démence la question de l’évolution de cette image spéculaire avec la structuration du sujet. Le double peut être entendu comme processus de duplication avec ses aspects identificatoires dont rend compte le travail de J. Lacan (1966), comme un stade dans le développement psychogénétique de l’enfant, sans prendre toute la mesure des conséquences des relations entre le sujet et son double. La fonction du double renvoie à la notion de double narcissique, et également avec la question du travail de la perte et du deuil. La question a déjà été fréquemment mise en évidence dans le rapport avec l’acte de création et les capacités de travailler l’absence (cf. chapitre 9).