14.2 Le Soi comme continuum de l’identité

La démence interroge sur la question identitaire dont rendent compte les différents troubles spéculaires et oblige à une mise en question de la reconnaissance de soi et de l’autre. Nous soulignons encore une fois cette dimension interactive, inter-relationnelle, mise en évidence par les travaux issus de la pratique psychothérapeutique.

Dans le rapport aux miroirs, miroir plan ou miroir dans le regard de l’autre, la crise du vieillissement a pour conséquence, entre autres, de provoquer un appel à l’autre « là ou pas là ». Cela rejoint la définition même de S. Freud (1921) de l’identification comme «expression première d’un lien affectif à une autre personne», qui suit un chemin de retour dans le travail de vieillir et dans la démence en particulier. Ce chemin de retour, à proximité de la fin de vie, se présente aussi comme l’expérience de l’impossible permanence de son identité construite au fil des deuils et des identifications successives. Les réactions de l’environnement se présentent alors comme la répétition de différents modes de fonctionnement psychique. Le sujet dément, dans sa difficulté de raccordage entre le passé et le présent, témoigne de sa souffrance par ses conduites autant que par sa parole. Il délègue à l’autre, en quelque sorte, ce travail de raccordage qui ne manque pas de toucher l’autre, en le confrontant à ses propres deuils, à sa solitude et à l’angoisse de castration. C. Herfray (1996) nomme ce retour sur soi, «le retour du refoulé», où «la recherche d’une jouissance perdue envahit le psychisme des vieux, sur le mode de l’infans qu’ils étaient […] le retour du refoulé implique le retour des passions sous tendues par les souvenirs inconscients dont nous sommes habités».

La position de régression du sujet âgé dément coïncide avec la recherche d’une réparation narcissique. Dans ce sens, l’apparition du «compagnon tardif», selon J.M. Léger (1991), recouvre une position archaïque avec la «constitution d’une relation à un objet de plus en plus narcissique».

Le sentiment d’incomplétude, voire le sentiment de destruction, renvoie à une blessure narcissique, ce qui ne peut manquer de raviver les deuils antérieurs sous l’angle de la répétition. Le travail de deuil en ce sens est toujours répétition, car c’est un processus qui parcourt toute notre existence. C’est une répétition également au sens où le deuil n’est pas seulement lié à la mort, mais aussi à toute perte ; dans la définition donnée par S. Freud en 1915, c’est bien la question de la perte, de l’intégration de la perte dans le travail de deuil qui est essentielle : «Le deuil est la réaction habituelle à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, un idéal, la liberté, etc.». Le deuil représente également un des prototypes du traumatisme psychique. (M.F. Bacqué, M.S. Hanus, 2001).

Le temps de passage, nommé «crise de la vieillesse», comme stade, comporte inévitablement des remaniements identificatoires expliqués par la détérioration inéluctable des capacités de l’individu. Il ne s’agit pas de la vieillesse comme stade, mais plutôt de vieillissement comme processus qui nécessite la prise en compte des pertes et des deuils antérieurs.

La reconnaissance de soi passe par le regard de l’autre et cela signifie toute l’importance de l’identification pour la construction psychique. Ce processus d’identification, comme processus d’individualisation se construit tout au long de la vie, au sens où il n’est pas donné en soi d’emblée, mais sans cesse à construire, pose question dans l’abord psychothérapeutique du sujet âgé dément. Cette question rejoint la clinique psychopathologique générale de la personne âgée, que traite C. Balier (1979) par exemple, en portant sa réflexion sur le narcissisme. Dans cet axe, la question de la solitude est une question centrale que D.W. Winnicott (1958) a nommé «la capacité d’être seul». Ce processus d’identification, à partir de l’image spéculaire, a pu subir des blocages, des carences, entraînant une fragilité, ou plutôt un mauvais raccordage, entre l’image (ce qui est donné à voir) et l’énoncé (ce qui est donné à entendre) prononcé par quelqu’un sur un autre, que le sujet va ensuite s’approprier ou non.

Nous nous référons ici essentiellement au concept de soi individuel tiré du modèle de L’Ecuyer (1975) qui rend compte d’une organisation du soi multidimentionnelle. Sa méthode consiste à demander au répondant de se décrire tel qu’il se perçoit, de façon auto-évaluative et auto-informative. Cet auteur définit le soi comme se référant à l’ensemble des perceptions que l’individu entretient avec lui-même et dont il est conscient.