15. Considérations d’après-coup : les apports et les excès de ces apports

Le retournement de la perspective, après mon travail de D.E.A. (1996), a permis un travail de distance vis-à-vis de la position « militante » institutionnelle, et s’est trouvé inscrit dans le projet de cette thèse : «Il s’agit bien d’essayer de montrer que la démence peut enrichir la question du groupe comme objet de liens et, d’un point de vue métapsychologique, de re questionner la question des lieux psychiques pour penser des liens possibles entre l’organisation pathologique du manque à se représenter l’absence et les fonctions auxquelles les raccorder».

Le terme de militance reflétait bien cette difficulté de différencier et d’articuler une position psychothérapique dans un cadre institutionnel, qui se positionne comme lieu de vie. Ma propre conduite « militante » dans l’institution signifiait, alors, mon engagement pour essayer de trouver des réponses, un sens, et de proposer un travail de prise en compte de la souffrance psychique. Le passage d’une modalité individuelle à une modalité groupale de soin psychothérapique rend compte de l’ordre d’exposition de ce cheminement. Cela signifie aussi le sens de ce travail « du groupal vers l’individuel » auquel nous incite le sujet dément par son inquiétante familiarité.

Le lien démence/institution se présente comme un rituel mort/naissance que viendraient signifier les ruptures et les séparations réelles. Le travail de séparation psychique, dans le sens de l’acceptation des changements, est laissé pour compte et vient faire écho à ce certains nomment un deuil dit « anticipé ». Dans une institution qui prend en charge les patients diagnostiqués déments, la relation soignant-soigné est différente des autres services de soins. Cette spécificité est liée entre autres, à mon sens, avec la perception d’un sujet qui perd son appareil à penser qui fait de lui un être humain unique. Comment est-il alors possible de comprendre la déconstruction de la vie psychique ? Comment s’identifier à cette femme qui, en présence de ses trois filles, jurait à la soignante à côté d’elle, qu’elle n’avait jamais mis au monde un enfant ? Cette identification impossible, cette terreur d’une identification possible, s’inscrit dans la négation même de l’intersubjectivité. Le passage par le groupe représente alors une voie intermédiaire, une transition qui relance l’activité de penser.

En interrogeant la question de l’identité et celle de l’identification, nous pouvons réintroduire la place du sujet occulté du fait de la démence.

Les domaines frontières entre les approches psychopathologiques et neuropsychologiques n’ont pas encore suffisamment exploré les différentes mises en tension de ces deux champs pour une meilleure cohérence. Là encore, il existe un problème de raccordage entre les différentes approches, en écho à ce que vit le patient. Depuis quelques années, les différents travaux remettent en cause l’idée (fausse) que tous les patients déments seraient peu ou prou anosognosiques ; cela correspond aussi à une forme de méconnaissance de la façon dont le sujet est susceptible de comprendre et d’interpréter ses troubles et de leur donner une signification. Nous avons à prendre conscience individuellement et en groupe à la force du déni. Le patient « sait », sans le savoir, et l’exprime par différentes conduites. Une cohérence (et non une co-errance) d’approche des différentes disciplines concernées permettrait que se réduise l’écart entre la connaissance de la maladie et celle du patient et de sa famille.

La pratique en psychogérontologie clinique est centrée sur les questions de l’identité de soi en terme de couple d’opposés : permanence/changement. Comment accepter de changer tout en restant soi-même ? La crise de la vieillesse est une remise en question, un remaniement de la possibilité pour le sujet de se nommer, de se transmettre en se référent à cette image, en intégrant cet énoncé premier puis repris à son compte et articulé à son image. L’échec de ce travail de transmission de soi entraîne le sujet dans la démence de défense. L’importance de ce processus identificatoire, à travers le rapport aux miroirs, correspond à la place

comme maillon d’une chaîne nécessaire à la transmission de la génération et du lien de filiation.

Du point de vue d’une compréhension psychopathologique de la démence de type Alzheimer, les différents auteurs ont exploré la dynamique d’un sens possible conscients de l’existence de déficits cognitifs. La question de la non-conscience des troubles (anosognosie) et le déni des troubles (défense « adaptative » contre la dépression) continuent d’alimenter le débat sur l’articulation, nécessaire à mon sens, entre une approche neurobiologique et une approche psychodynamique. A titre d’exemple, les facteurs cognitifs n’expliquent pas pourquoi une anosognosie sévère peut être constatée chez certains patients présentant une démence légère, alors qu’une conscience conservée existe chez des patients ayant une démence à un stade avancé. Les mécanismes psychologiques n’expliquent pas les relations entre la maladie neurologique et les syndromes d’anosognosie. Cette approche psychodynamique, révélatrice d’une dynamique subjective et intersubjective, éclaire la dimension affective, adoptée également, spontanément par les soignants. Mais la réalité de l’aggravation des troubles, de façon progressive, malgré le constat de la persistance d’une vie psychique, maintient la question de la complexité de cette pathologie. Il existe donc de multiples niveaux de description et de compréhension de cette complexité, qui nécessite une articulation et un travail de ré-intégration entre l’approche de type neurobiologique et l’approche psychopathologique ; ces deux regards se placent en situation de miroir vis-à-vis de la démence, alors que la démence fait éclater ces différents clivages et nécessite une analyse de ces liens complexes.

La nécessité d’un travail d’accordage, en « défaut » dans l’approche du sujet âgé dément, dans l’état de la question souligné par des champs que nous avons nommé symptomatiques (cf. première partie), est en réverbération avec la question d’une identification possible/impossible de la part de l’interlocuteur. En ce qui concerne mon approche méthodologique et clinique de la démence de type Alzheimer, l’abord par la question du contre-transfert devient inéluctable du fait de ma question première centrée sur la notion de réverbération, et de la question spécifique du rapport aux miroirs dans la démence qui implique l’idée d’un miroir en présence de quelqu’un. Cette hypothèse est formulée également en terme de capacité de mémoire qui revient en présence de quelqu’un. Cela touche également, sur un plan plus généralisable, la question du registre narcissique quant à la souffrance exprimée, en terme de blessure narcissique, par l’entourage familial et/ou soignant. Dans cet ordre d’idée, je pense après d’autres, que la relation psychothérapeutique, dans ce registre, renvoie à un mouvement destructeur lié à la pulsion de mort et révélé par la perte de l’appareil à penser. Au plan plus manifeste, je pense que nos conduites d’évitement vis-à-vis du patient âgé dément, face à ce que l’on nomme «l’apparente mort psychique», renvoient à une angoisse de castration, à une crainte en face de notre propre intégrité psychique. La conduite d’évitement de la part du soignant rend compte, à mon sens, d’une difficulté à trouver la bonne distance, et rend compte de la proximité entre l’image spéculaire et l’image du semblable qui peut induire une confusion entre « moi » et « l’autre », avec une indistinction partielle de deux espaces psychiques. L’utilisation assez fréquente de la notion de « relation en miroir » peut servir ici d’exemple (réverbération/réflexivité).

La problématique de la démence telle que je l’aie abordée, m’a amené à essayer de créer un dispositif dans le but de revivre/ré-élaborer en groupe cette problématique de la perte de soi. Ainsi, il y a une mise en écho avec le modèle familial et une mise en lien entre les approches dites symptomatiques (dépression/démence). La démence nous confronte à la question du lien humain en interrogeant le fondement même de ce lien du point de vue groupal/familial/interindividuel (socle narcissique familial), ainsi que du point de vue intra-individuel (les répercussions de la transmission de ce lien, comme bobine de groupe, comme anté-miroir).

Cela rejoint la question de la «capacité d’être seul» en présence de l’autre, du côté de la relation psychothérapeute/patient, qui est à interprétée dans un registre narcissique et régressif, car le sujet dément (me) fait vivre une mise en écho avec sa problématique narcissique, en terme de failles narcissiques, de «détruit/troué» par l’échec répété du «trouvé/crée». Ce travail de conceptualisation met en évidence l’importante question du narcissisme et du rapport aux miroirs chez le sujet âgé et chez le sujet dément.

Cela va dans le sens d’une extension du concept de narcissisme à la question du vieillissement, et cela présuppose une conception unitaire de la démence qui permettrait de faire une théorie applicable à « tous » les sujets souffrant de démence. Or, la démence se présente sous des angles multiples, avec des manifestations hétérogènes, d’un individu à l’autre, et avec des évolutions marquées par les éléments antérieurs de la personnalité.

Cet excès de « la démence au singulier » montre les limites de l’hypothèse d’une démence de défense qui n’est sans doute pas généralisable à l’ensemble des personnes démentes. Ce travail est cependant une manière de faire valoir la vie psychique du dément et de monter l’intérêt d’interpréter dans le bon registre ce qui se joue dans la relation avec le dément. Dans ce sens, l’abord par le contre-transfert, seul accès possible au mouvement transférentiel, est justifié par le niveau narcissique et régressif de la réalité telle qu’elle est vécue par le patient et surtout par l’idée théorique, démontrée par la clinique, que l’anticipation créatrice du thérapeute relance l’investissement et la pensée du sujet dément par appropriation « après-coup ».

La prise en compte de l’intersubjectivité aide à rétablir une continuité narcissique et spatio-temporelle. Dans ce sens, j’ai cherché ma propre cohérence méthodologique. La recherche d’une cohérence d’approche entre les différents modèles est d’autant plus nécessaire, notamment en terme d’alliance autour de l’acte de parole à voix haute et en présence de quelqu’un. D’où l’importance de ne pas minimiser les capacités de communication des patients et de ne pas les réduire à de simples procédures automatiques ne demandant pas de réflexion. La prise en compte d’une certaine logique du sujet âgé dément, alliée à l’idée de réintroduire l’intersubjectivité, offrant ainsi les conditions pour être au R.D.V. de la rencontre, m’a orienté vers l’espace du groupe comme lieu et temps possibles pour retrouver un espace et un temps différenciés, le temps d’une rencontre. Ce temps du groupe permet d’introduire un intermède (nom donné à un groupe par un patient) et d’accéder à «un temps intermédiaire, entre la présence et l’absence, le temps singulier et le temps pluriel. C’est un temps de passage» (R. Kaës, 1992).

Le travail dans le groupe, les échanges en groupe ont également une fonction de lien par l’intermédiaire du miroir métaphorisé. Ce pont construit entre l’individuel et le groupal, je l’ai nommé bobine de groupe pour essayer de comprendre comment la symbolisation « circule » dans un cadre psychothérapique. Les points de repères qui changent et se transforment font partie d’un processus, mis en évidence par le schéma du prisme (annexes), qui mettent en lumière la qualité du narcissisme, de la représentation de soi.

Le cadre psychothérapeutique rend compte de la valeur fondamentale de la qualité de l’étayage du patient sur son interlocuteur (vous pouvez vous appuyer sur moi, nous allons chercher ensemble) et de la capacité à prêter non seulement ses mots, mais son fonctionnement psychique, voire sa propre pensée, en donnant au patient un support de représentations possibles et en permettant une relance du travail de la pensée. Cette qualité de la relation présuppose la qualité de présence et d’écoute, de disponibilité interne du psychothérapeute comme trait commun fondamental à tout travail de psychothérapie. La valeur fondamentale de cet investissement et de cet engagement, dans le travail de psychothérapie du sujet âgé dément, est déterminée par la fonction d’écoute maternelle qui devient une stratégie anti-traumatique et acquiert une valeur anti-dépressive.

Le travail de la pensée et du penser est au centre de la question du «travail du vieillir», c’est également une dimension essentielle d’un Moi vieillissant sollicité en permanence par le travail de deuils répétés, voire par un travail de «deuil permanent» (J. Gaucher, 1979).

Ce travail psychique passe par « un autre » investi d’une fonction d’écoute maternelle, dont le dispositif d’écoute s’inspire d’une écoute de type groupal/familial, davantage encore, à cette période de vie où le système de lien (dépendance/attachement) est largement sollicité. Le travail d’observation et d’écoute de la famille montre que la démence imprime un travail de séparation et de deuil spécifiques. La démence représente ainsi la mise en scène de la perte, de la mort par le processus au long cours de démentification au point que certains parlent de «deuil anticipé» (M. Hanus, 1994) au sens où le parent est considéré comme disparu. Les liens que dénouent la démence, interrogent inéluctablement les liens pré-existant et la nature affective de ces liens. En ce sens proposer au groupe familial, un travail de séparation psychique, de prévention générationnelle, peut permettre de prévenir les traumatismes et les deuils à venir. C’est souligné, une fois encore l’importance d’un environnement contenant (relation à l’autre intériorisé comme premier contenant ?), au sens d’un «holding psychique», pour les sujets déments et pour leur famille.