CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES

Les constats de la pratique clinique mettent en évidence :

Le «travail du vieillir» interroge la question de la mort, de la finitude et différents auteurs ont fait l’hypothèse d’un « déni de la mort individuelle » dans la problématique de la démence, la mort fondant de ce point de vue l’individualité. Le narcissisme (C. Balier, 1976) est un point d’articulation qui interroge la continuité de soi (estime de soi et confiance en soi). La démence éclaire encore le processus de construction/de structuration psychique quand elle est abordée sous l’angle de la « démentalisation », de la « démentification », ou encore de la « psycholyse » selon les différents auteurs. La déconstruction de l’appareil psychique dans la démence peut nous renseigner sur la construction de cet appareil, même si le processus d’involution n’est pas l’exact symétrique de l’évolution.

Mon travail précédent (1996) a permis de montrer que la personne démente, dans un dispositif psychothérapeutique, est sensible à la relation et à la qualité de la relation, ce qui permet de dire, de ce point de vue, que le dément réagit comme les autres patients. Au sein d’une situation de groupe à visée psychothérapeutique, la dimension métaphorique et symbolique est recherchée dans ce qui s’associe de l’un vers l’autre et du groupe vers chacun : mais est limitée car quand on répond à un individu-groupe, ça répond pas toujours à l’individuel. L’identification, un niveau suffisant d’identification, est donc nécessaire pour la mise en place de ces groupes. Dans le travail de groupe, cela suppose une suffisante identification de chaque participant à la souffrance de l’autre. Dans chaque groupe à visée thérapeutique, cette nécessaire identification de l’un à l’ensemble et du groupe à chacun, n’est sans doute pas acquise une fois pour toute. Dans le groupe avec des personnes démentes, cette identification est toujours à conquérir, le temps de la rencontre, puisqu’elle porte sur les deux sens de la dynamique de l’attachement :

Le développement de mes propres questionnements, confrontés aux différents débats actuels et mis en tension dans le champ de la psychothérapie du sujet âgé dément, m’a conduit à m’investir dans la question que nous adresse le sujet dément : à savoir la demande de rentrer chez soi. Le chez-soi est la recherche d’une intériorité, d’un espace psychique, d’un paysage intérieur qui peut se re/trouver en présence de quelqu’un. Dans l’hypothèse d’une démence de défense, il s’agit d’une perte d’une partie de soi qui se traduit dans les différents temps de rencontre individuelle ou en groupe par le rapport aux miroirs et au détruit/troué, déterminant les trous de pensée. Cette perte de soi renvoie à l’idée d’une identité de soi insuffisamment constituée, évoquant l’effondrement au sens de D.W. Winnicott, c’est-à-dire un effondrement traumatique « qui a déjà eu lieu » laissant des trous dans la psyché. Cette voie (voix) passe par la compréhension du mouvement transférentiel qui consiste à contenir et à élaborer les effets (réverbération, miroir, contre-transfert) de la relation au sujet dément.

Le travail psychothérapique crée les conditions d’un chez soi retrouvable en passant par le groupe, par une bobine de groupe, pour passer d’un détruit/troué à un «détruit/trouvé», et retrouver une «capacité d’être seul» en présence de l’autre. Autrement dit, les failles dans l’intégration des rapports aux miroirs, dans la démence, et notamment au miroir maternel, se constituent sous forme inachevée de la représentation des liens entre l’objet maternel et l’objet/soi.

La démence enrichit la question du groupe en interrogeant les fondements mêmes de la création du lien subjectif et intersubjectif. La question du lien, en particulier du lien intersubjectif, est une idée fondamentale, articulée à la dialectique de la présence et de l’absence. Le travail en situation de groupe et/ou dans le cadre de la thérapie familiale représente le lieu où l’intersubjectivité est analysée dans sa dimension de structuration de la psyché et de création du lien. Les processus associatifs sont au centre du travail en groupe, dans le groupe, ainsi que la question de la mémoire et de l’après-coup. La qualité de la présence du thérapeute et la qualité de la relation dans le cadre psychothérapeutique déterminent/anticipent la création du lien de communication, comme création de soi, et enrichit la question de la capacité d’être seul en présence de quelqu’un.Dans ce cadre j’ai fait l’hypothèse que la mémoire revient en présence de quelqu’un. Ce quelqu’un n’est pas un quelconque « un » mais investi d’une fonction d’écoute maternelle, d’une capacité d’anticipation créatrice. La pensée n’existe-t-elle que si, et seulement si, elle est adressée à quelqu’un ?

Je serai tenté de parler d’un retour du groupal vers l’individuel, et au fond le travail de thérapie familiale est un travail d’individuation au combien nécessaire au travail de «faire-famille». L’image spéculaire, les différentes stratifications dans les rapports aux miroirs tout au long de l’existence d’un individu, constituent un point d’ancrage. C’est ce qui fait voyage de retour, ce qui revient au sujet, qui lui signifie « qui il est, dans sa place, et dans son positionnement familial ».

La question du double renvoie à la façon dont se constitue le rapport à la réalité et donc la rencontre avec l’autre externe et l’autre interne. La notion de double rappelle les objets à «double face» (T. Nathan, 1987), les travaux de G. Roheim (1943) pour qui culture et psyché sont jumeaux qui fonctionnent comme double spéculaire. Cette question dans la démence (couple imitation/identification) renvoie à la question de la représentation de soi comme copie de soi, comme premier départage. L’hypothèse de la démence de défense (avec ses effets de réverbération) implique l’idée d’une simple réplique, duplication de la représentation de soi (copie) et le sujet ne serait pas parvenue à une représentation de soi comme création. Une représentation de soi (auto représentation) née de la création de soi passe par la relation intersubjective et signifie la création de l’autre en même temps que la création de soi. L’étayage sur l’environnement dans la démence de défense est une tentative de répétition du processus de copie de soi vers une création de soi en présence de quelqu’un.

Mon engagement dans le travail groupal/familial actuel, (dans la continuité de ma formation de thérapeute familial), oriente mes interrogations vers les questions de la transmission psychique, en particulier la dimension narcissique de cette transmission. Le travail familial actuel dans un hôpital de jour me confronte au couple enfant/parent (fille-mère / fils-père, par exemple) et fait apparaître des questions relatives au lien fraternel, au lien générationnel, et aux questions concernant le lien de filiation (l’identité et la place de chacun). Le travail actuel de recherche mis en place à l’hôpital de jour permet de réfléchir sur la question d’un diagnostic relationnel en vue de travailler dans le cadre d’entretiens familiaux sur différents axes :

  • L’axe de la souffrance et de la reconnaissance de cette souffrance individuelle et familiale
  • Le débordement de la crise du vieillissement individuel vers une crise du couple touchant plus ou moins l’ensemble de la famille
  • Les possibilités d’alliance thérapeutique à partir des aides mises en place par la famille (avec l’utilisation du questionnaire Zarit pour évaluer la charge affective ressentie par l’aidant principal qui est souvent constitué par un couple enfant/parent) et proposer un travail familial.

La question de la transmission dans la démence est parcourue par un mouvement qui va de la transmission héréditaire (modèle de la dégénérescence) aux mécanismes psychiques impliqués dans cette question de la transmission des troubles d’une génération à l’autre. C’est un axe de recherche que je souhaite développer à l’avenir dans ce que R. Kaës (1993) a défini autour du concept de transmission, à savoir ce qui est transmis autant que ce qui est reçu et donc transformé. Cette définition implique, à mon sens de tenir compte de l’ensemble des éléments de l’équilibre entre l’équipement neurobiologique, les caractéristiques du milieu ainsi que les événements de l’histoire du sujet dément et de ses effets sur son entourage. C’est en particulier la notion de lien fraternel qui fait retour dans les effets de la démence du parent âgé, tant du point de vue des conflits réactivés, de la qualité de la relation du couple parent-enfant (G. Le Gouès, 1991), de la notion d’»enfant désigné» (J. Gaucher, 1996). L’interrogation sur le lien fraternel comme sentiment d’appartenance à un même groupe se retrouve également « rejoué » dans les groupes de patients déments (lien entre lien fraternel et lien social) et devient un objet d’investissement significatif et qui peut conduire à la ré appropriation de soi dans la reconnaissance de la différence. Le lien fraternel jouant l’écho au dehors de ce qui est insuffisamment intériorisé au dedans ? Les questions du lien fraternel observées dans la situation de crise du parent âgé dément présentent des aspects spéculaires avec les effets dans la structuration de l’appareil psychique. Ces questions rejoignent la thématique de l’intersubjectif et sont à élaborer dans un «rapport dialectique avec ce qui le constitue, il naît dans le parental, il ouvre sur la filiation (R. Kaës, in Journal des psychologues, 2001).

C’est également la question de l’entre deux crises : celle du milieu de vie et celle de la vieillesse que peut se mettre en place un travail sur la prévention ; comment trouver/créer une distance psychique, affective, suffisante au sein des relations avec son environnement familial ? La démence comme pathologie de la régression narcissique, au sens d’une perte de la continuité de soi, illustre la place fondamentale du concept de représentation. La construction de la représentation de soi (fonction auto), de son passé, pour soi-même au moment du travail de deuil qu’impose le travail du vieillir, est fondamentale pour rester en bonne santé mentale. Au moment où on a tendance à tout réduire au descriptif et aux symptômes et à une évaluation quantitative, et plus ou moins normative (la moyenne étant la norme), il me paraît important de favoriser les lectures psychopathologiques qui privilégient l’individu (ce qui est indivisible). En ce sens le retour à la connaissance et à l’évolution individuelle du patient est un outil de connaissance de cette thématique liaison/dé liaison comme objet de recherche. L’abord par la question du contre-transfert nécessite de s’interroger sur son propre vieillissement et cela modifie mon approche du vieillissement des patients âgés du fait de cette corrélation avec mes propres représentations. L’entrée dans la vieillesse est en rapport ave l’image de soi renvoyée par les différents miroirs de la vie : «cessons de tricher ; le sens de notre vie est en question dans l’avenir qui nous attend ; nous ne savons pas qui nous sommes, si nous ignorons qui nous serons : ce vieil homme, cette vieille femme, reconnaissons-nous en eux. Il le faut si nous voulons assumer dans sa totalité notre condition humaine « (S. De Beauvoir, La vieillesse).

Le sujet dément nous adresse cette question : y-a-t-il quelqu’un ? IL nous faut choisir en tant que clinicien entre une approche qui favorise la réalité du dehors (diagnostic et évaluations) et celle qui investit, et s’investit du même coup, la réalité psychique en acceptant de contenir, supporter, investir avec son propre psychisme la re-création possible du lien chez le sujet devenant dément. Au fond cet écart entre la connaissance de la maladie et celle du malade montre que le sujet dément n’est pas équivalent à sa maladie, même si celle-ci est définie objectivement. Ce regard centré sur la réalité du dedans permettra peut-être d’avancer du côté du traumatisme et de l’après-coup dans le diagnostic de démence. Le travail de psychothérapie avec le sujet dément interroge une psychologie des limites, et teste de notre capacité à repérer la mesure du négatif qui nécessite la reconnaissance de la place et de la fonction de la mort dans la relation et de prendre soins des aspects auto-destructeurs que porte en lui le patient. Cela suppose également une prise de distance par rapport à ce négatif pour maintenir son écoute, et sa capacité de penser.

Le présent travail fournit l’axe de mes recherches à venir et la base de ma position de futur chercheur.