La perspective évolutionniste

La perspective évolutionniste en sciences cognitives s’est principalement développée depuis le début des années 1980 autour de la psychologie évolutionniste. Cette « nouvelle science de l’esprit » telle qu’elle est désignée par Buss (1999) et Cosmides et Tooby (2002) s’est fixée un programme particulièrement ambitieux qui, nous semble-t-il, rejoint celui de la neuroscience cognitive. Le paradigme évolutionniste considère que l’esprit de l’homme moderne est composé de mécanismes cognitifs qui ont été façonnés par la sélection naturelle, au sens néo-darwinien, pour résoudre des problèmes adaptatifs auxquels nos ancêtres ont été confrontés. Ainsi l’étude de la façon dont l’esprit humain a évolué serait une voie ouverte vers la compréhension de l’architecture fonctionnelle des différents sous-systèmes cognitifs, chacun étant engagé dans un domaine computationnel spécifique.

L’adoption de ce paradigme ne dépend pas des options cognitivistes ou connexionnistes d’un cogniticien mais de sa conception matérialiste ou, au contraire, créationniste du monde. Ainsi, adopter un point de vue matérialiste sur la relation corps-esprit conduit à considérer que l’esprit est ce que fait le cerveau. De plus, le refus du créationnisme, conduit à considérer que le cerveau, à l’instar des autres organes, a été façonné par l’évolution. La prise en compte de ces deux prémisses conduit à accepter leur conclusion logique qui est que l’esprit a été façonné par l’évolution (Cummins & Cummins, 1999).

La psychologie évolutionniste et l’approche analytique de la neuroscience cognitive se rejoignent dans leur objectif commun d’élaborer des modèles computationnels. Cette insistance sur la notion de computation est notamment justifiée par les propositions de Tooby et Cosmides (1995) selon lesquelles la fonction évolutionniste du cerveau est la régulation adaptative du comportement et de la physiologie sur la base des informations dérivées du corps et de l’environnement. Selon ces auteurs, le cerveau n’accomplit pas de service mécanique, métabolique, ou chimique significatif pour l’organisme. Au contraire, la fonction du cerveau serait de nature purement informationnelle, computationnelle et régulatoire. Ce postulat évolutionniste, tel que nous l’admettons, n’est pas à confondre avec le cognitivisme ou le computo-symbolisme (voir Andler, 1992). La notion de computation (naturelle) de l’information posée ici est plutôt à rapprocher du paradigme connexionniste selon lequel chaque neurone biologique est à considérer comme une unité computationnelle.

Comme le souligne Faucher (1999), notamment dans le domaine de l’étude des émotions, l’approche évolutionniste se distingue « ‘du Modèle Standard en Sciences Sociales (MSSS), selon lequel l’esprit humain est constitué d’un nombre restreint de processus généraux permettant de résoudre indifféremment l’ensemble de ces problèmes’ ». Rappelons, qu’à l’opposé de ce concept de « processus généraux », s’était déjà développée dans l’Europe de la première moitié du XIXème siècle une « science des localisations cérébrales », la phrénologie de F. J. Gall (voir Renneville, 2000 pour une nouvelle histoire de ce « langage des crânes »). La Figure 1.1 représente le type d’organisation que supposait Gall; à chaque bosse correspondait une habileté mentale, comme par exemple l’étonnement ou l’imitation. Cet engouement pour la localisation de fonctions mentales spécialisées n’avait pas échappé aux esprits éclairés de l’époque. Ainsi, Guy de Maupassant (1887) se demandait dans Le Horla ’ ‘Ne se peut-il pas qu’une des imperceptibles touches du clavier cérébral se trouve paralysée chez moi ? (...) Les localisations de toutes les parcelles de la pensée sont aujourd’hui prouvées’ . Il faut tout de même admettre que l’erreur de Gall et de son école a servi la psychologie. En effet, on peut reconnaître dans les ambitions localisationnistes de la phrénologie les prémisses d’une approche qui vise à identifier les spécialisations computationnelles des réseaux de neurones (voir aussi Uttal, 2001).

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Fig. 1.1. Une représentation phrénologique des fonctions mentales.

Comme le décrit Jeannerod (1998), la pensée évolutionniste en neuroscience a, dès le XIXème siècle, proposé que l’esprit ne soit pas constitué de mécanismes généraux mais de mécanismes spécialisés. Cet auteur explique l’état de la pensée évolutionniste à cette époque en rapportant que « ‘l’analogie soigneusement construite par Spencer entre un organisme et la société était fondée sur la notion de ’division du travail’ : les individus, comme les organes, se spécialisent, et cette spécialisation est le fruit d’une évolution au cours du temps. Simultanément, et d’une façon complémentaire, les individus ou les organes spécialisés s’intègrent à un ensemble plus large, ils sont dans un état ’de dépendance mutuelle’ : socialement, ’le point de départ de l’évolution est une tribu dont les membres accomplissent tous les mêmes actions, chacun pour soi, et le point d’arrivée une communauté dont les membres accomplissent chacun des actions différentes, les uns pour les autres’’  ».

Un siècle et demi plus tard, la position forte du paradigme évolutionniste en neuroscience cognitive peut être exemplifiée par Gazzaniga (1997) qui propose de considérer le cerveau humain comme une collection de systèmes spécialisés, souvent très complexes, chacun construit par la sélection naturelle pour permettre à notre espèce de prendre de meilleures décisions sur la façon d’augmenter notre succès reproductif. Un défi encore plus ambitieux que l’identification de ces systèmes spécialisés sera de déterminer la nature de leurs interactions ainsi que leur mode d’intégration dans l’esprit conscient.