La relation (inclusive) émotion-cognition

Depuis l’émergence des sciences cognitives, les cogniticiens ont très largement exclu les émotions de leur thématique de recherche. De prime abord, ce désintérêt paraît invraissemblable si l’on considère la place fondamentale que les émotions occupent dans la vie psychique. Au moins deux explications peuvent être proposées pour rendre compte d’un tel désintérêt.

En premier lieu, les émotions étaient considérées comme étant trop complexes. Du fait de cette complexité, les cogniticiens ont développé ce que l’on pourrait qualifier de « complexe d’infériorité » : les cogniticiens présumaient ne disposer ni des outils ni de la légitimité nécessaires pour étudier les émotions. Mais, une « révolution émotionnelle » s’est produite à la fois en neuroscience cognitive et en intelligence artificielle. En neuroscience cognitive, il nous semble que la perspective évolutionniste (voir l’introduction ; Tooby & Cosmides, 2000) et l’utilisation croissante des techniques d’imagerie cérébrale durant les années 1990 (voir Gazzaniga, 2000) sont à l’origine de cette révolution. En intelligence artificielle, l’émergence de l’informatique affective (Affective Computing, voir Picard, 1997) et de la perspective incarnée « Embodied Perspective, voir Cañamero, 2001 pour discussion) nous semblent être à l’origine de cette révolution. Elle a également été influencée par le développement concomitant d’études sur la cognition sociale à la fois en neuroscience cognitive (voir Adolphs, 2001 ; Zalla & Sander, sous presse) et en intelligence artificielle (voir Castelfranchi, 2001). Cette révolution accompagnée d’une approche computationnelle promet de conduire à la résolution du complexe d’infériorité.

En second lieu, ce désintérêt apparaît comme inévitable dès lors que l’on considère que le mode de pensée dominant, profondément marqué par un cartésianisme scientifiquement correct, était de concevoir le système cognitif comme une « machine pensante, incarnation de la raison ». Par conséquent, la tradition cogniticienne (surtout cognitiviste) était de concevoir les émotions comme des troubles de l’esprit (cognitif). Deux questions fontamentales sous-tendent l’absence des émotions comme objet d’étude traditionnel des sciences cognitives. Premièrement, pourquoi un cogniticien devrait-il étudier les émotions si les émotions n’étaient pas des phénomènes cognitifs ? Et, deuxièmement, comme argumenté par Damasio (1998a, p. 83), si la raison est quelque chose de bien « one good thing », alors, ‘«  who would want to spend a lifetime attempting to understand the very opposite of one good thing’? » Ce dilemme révèle la nature ambiguë de la relation qu’entretiennent les concepts d’émotion et de cognition. Selon nous, l’ambiguïté peut être levée en considérant que leur relation est une relation d’inclusion : le système émotionnel est un système cognitif particulier. En effet, les deux points de vue qui suggèrent l’exclusion des mécanismes émotionnels du système cognitif nous paraissent infondés.

Le premier point de vue consiste à adopter une option morale consistant à réactualiser l’opposition entre la raison et les passions (p. ex., Descartes, 1649). Ainsi, les conflits animant la psychologie cognitive dans les années 1980 (voir le débat Zajonc, 1984 / Lazarus,1984 ; voir Leventhal & Scherer, 1987 pour discussion) et la neuroscience cognitive dans les années 1990 (voir le débat LeDoux, 1993 / Parrot & Schulkin, 1993) nous semblent reposer avant tout sur la pérennité idéologique de cette opposition. De plus, il est indiscutable que, à un niveau épistémologique, la cognition n’est pas assimilable à la raison. Soulignons également que le principe selon lequel la raison et les émotions sont des processus indépendants est fortement discutable puisqu’il a été suggéré que l’émotion soit déterminante dans certaines prises de décision (Bechara et al., 1997) et que les émotions puissent être considérées comme rationnelles car elles sont fonctionnelles, dépendantes de traitements considérés comme intellectuels et sous-tendent des comportements raisonnables (Scherer, 1985).

Le second point de vue, en partie lié au premier, consiste à choisir une définition des processus cognitifs excluant par principe les processus émotionnels, impliquant ainsi une expulsion tautologique des émotions hors du champ des problématiques des sciences cognitives. Comme l’a remarqué Gainotti (1994, p.471), les chercheurs qui s’opposent sur les relations entre l’émotion et la cognition ne s’accordent pas sur la définition des processus cognitifs. Précisons, à ce titre, que nous considérons, qu’un processus cognitif est un processus, naturel ou artificiel, traitant (pas nécessairement de façon symbolique) de l’information, servant à l’acquisition, l’organisation et l’utilisation de connaissances. Ce choix définitionnel conduit notamment à inclure au sein de l’ensemble des systèmes cognitifs le système immunitaire, et ce bien que ce ne soit pas seulement un contingent neuronal qui traite l’information. Si une telle définition est adoptée, alors même LeDoux (1993), qui milite pourtant pour une autonomie du système émotionnel face au système cognitif, accepte qu’un processus émotionnel soit considéré comme cognitif. Cependant, il n’appartient à personne le privilège de définir précisément ce qui est cognitif : la cognition étant une abstraction conceptuelle, il revient à la communauté scientifique tout entière de la définir.