(CC10) Expression non ambiguë des émotions basiques

Une question essentielle transversale à toutes les perspectives théoriques concerne l’existence d’émotions basiques. Ces émotions seraient « basiques » selon deux acceptions. D’une part, elles seraient basiques au sens de « fondamentales » car indispensables à l’évolution de notre espèce. D’autre part, elles seraient basiques au sens de « de base » car chaque émotion complexe serait composée de certaines de ces émotions ; tout comme les couleurs de base composent chaque couleur. Ce dernier point de vue était notamment celui de Descartes (1631 Art. 69) qui distinguait six émotions primitives : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse, en précisant que ‘« toutes les autres sont composées de quelques-unes de ces six, ou bien en sont des espèces ’ ». Les défenseurs de l’existence de telles émotions prétendent qu’elles seraient différentiables les unes des autres selon les antécédents qui les déclenchent et selon leur expression, et qu’elles seraient universellement ressenties et reconnues ; ainsi Ekman (1999) a proposé une liste d’émotions basiques : « ‘amusement, anger, contempt, contentment, disgust, embarrassment, excitement, fear, guilt, pride in achievement, relief, sadness/distress, satisfaction, sensory pleasure, and shame’ ». Notons cependant que les émotions basiques sont le plus souvent considérées comme se limitant à la peur, la colère, la tristesse, le dégoût et la joie.

Il nous semble qu’une partie de la controverse concernant les émotions basiques vient du fait que l’étape de génération d’une émotion est parfois confondue avec la composante expressive de cette émotion. En effet, un antécédent donné peut, en fonction de la façon dont celui-ci est estimé, générer des émotions basiques différentes. Par exemple, obtenir une note de 10/20 à un examen peut générer une émotion de joie chez un étudiant alors que l’obtention de la même note à un autre examen peut générer une émotion de tristesse chez le même étudiant si ses attentes sont différentes selon l’examen. Par conséquent, même si certains stimuli évolutionnairement saillants génèrent systématiquement une émotion basique donnée, notons que (i) le déterminisme d’une telle génération semble restreint à cette classe de stimuli et que (ii) ce déterminisme est pour l’instant mesuré principalement aux niveaux d’entrée et de sortie mais pas au niveau intermédiaire auquel se produit pourtant la génération émotionnelle. Ainsi, les études dont les résultats plaident pour l’existence de sous-systèmes spécifiques à chaque émotion basique ont principalement cherché à démontrer d’une part la spécificité de patterns d’activation du système nerveux autonome (p.ex., Ekman, Levenson, & Friesen, 1983; Vernet-Maury, Alaoui-Ismaili, Dittmar, Delhomme, & Chanel, 1999) et d’autre part l’universalité dans l’expression et la reconnaissance des expressions faciales basiques (voir Ekman, 1999). Aucune étude n’a, à notre connaissance, mis clairement en évidence l’existence de mécanismes cognitifs émotion-spécifiques. Soulignons tout de même la tentative de dissocier les circuits cérébraux impliqués dans les diverses émotions basiques. Par exemple, Blair, Morris, Frith, Perret, et Dolan (1999) ont cherché à identifier en imagerie cérébrale les régions cérébrales différentiellement impliquées dans la reconnaissance des expressions faciales de colère vs tristesse. Ces auteurs ont démontré que l’activation amygdalienne gauche était associée à l’augmentation de l’intensité des expressions de tristesse (mais pas de colère), alors que l’activation du cortex orbitofrontal et du gyrus cingulaire étaient associées à l’augmentation de l’intensité des expressions de colère. De plus, un faisceau d’arguments implique l’insula comme structure clé dans l’émotion de dégoût (p.ex., Phillips et al., 1997 ; voir Calder, Lawrence, & Young, 2001) et l’amygdale dans la peur (voir Öhman & Mineka, 2001). Cependant, le fait que toutes les structures cérébrales citées ci-dessus soient également activées dans d’autres situations que celles évoquées, et notamment par des stimuli correspondant à une autre émotion basique (voir la discussion générale), conduit à suggérer qu’il est risqué d’interpréter ces résultats comme soutenant l’hypothèse de réseaux émotion-spécifiques. Au contraire, le fait que les émotions basiques activent des structures cérébrales communes suggère plutôt que la différentiation des émotions basiques s’opère au sein du même système émotionnel. Dans ce cas, et au vu des résultats d’imagerie cérébrale, il est possible de proposer que ce qui est spécifique à la génération d’une émotion basique est un pattern d’activation (et peut-être de synchronisation) particulier des mêmes processus et composants du système émotionnel. Puisque les émotions basiques sont également les plus fréquentes, un tel pattern peut être activé très rapidement et systématiquement pour certains stimuli, notamment évolutionnairement saillants.

Soulignons tout de même que l’importance des émotions basiques, ou en tout cas d’émotions discrètes spécifiques, est un point clé de la théorie sur la catégorisation de Niedenthal et al. (1999). Selon ces auteurs (p. 341), ‘« in term of the function of categorization, an organization of concepts by specific emotions is likely to be the most adaptative, and specific emotion theories should provide the most useful map for emotional response categorization’ ».

Alors que l’existence de mécanismes de génération d’émotions spécifiques reste une question empirique, il nous semble avéré que les expressions faciales spontanées des émotions basiques ne sont pas ambiguës (voir Ekman & Rosenberg, 1997). Le fait que l’expression d’une émotion basique ne soit pas ambiguë représente un facteur évolutif important. Un exemple proposé par Ekman (1999) concernant le dégoût est particulièrement illustratif : ‘« when we see a person with a disgust expression, we know that the person is responding to something offensive to taste or smell, literally or metaphorically, that the person is likely to make sounds such as “yuck” rather than “yum”, and is likely to turn away from the source of stimulation’ ».