(CN3) La voie sous-corticale

La démonstration la plus claire de l’implication de l’amygdale dans l’évaluation de stimuli potentiellement aversifs vient d’un paradigme permettant de manipuler expérimentalement la valeur émotionnelle d’un stimulus : le conditionnement de peur (voir LeDoux, 1996). LeDoux a pu démontrer l’existence d’une voie sous-corticale directe entre le thalamus et l’amygdale en utilisant ce paradigme. Ces expériences, réalisées chez le rat, suggèrent que l’amygdale permette d’associer par un apprentissage implicite une valeur aversive à un stimulus préalablement neutre, dès lors que le rat a ressenti une émotion de peur lors de sa présentation. Le rôle de l’amygdale dans la mémoire émotionnelle semble alors parfaitement complémentaire du rôle de l’hippocampe dans la mémoire explicite. Bien que la peur soit une émotion humaine ayant un ancrage phylogénétique fort, il est légitime de se demander si l’amygdale humaine assure un rôle comparable à celle du rat. De nombreux arguments convergent pour affirmer que l’amygdale humaine aurait, au minimum, la fonction de l’amygdale du rat. Certains proviennent d’études ayant utilisé une variante du conditionnement aversif chez l’homme (voir Büchel & Dolan, 2000). En effet, plusieurs expériences en IRMf ont utilisé un paradigme consistant à présenter au sujet un son neutre auquel était associé un son aversif, représentant l’équivalent méthodologique du choc électrique chez le rat. Par exemple, Büchel, Dolan, Armony, et Friston (1999) ont montré que l’amygdale s’activait durant le début de l’expérience, c’est-à-dire durant la phase d’apprentissage de l’association entre le son neutre et le son aversif. Les résultats provenant d’études sur des patients ayant une lésion cérébrale limitée à l’amygdale fournissent également des arguments forts pour montrer l’implication de l’amygdale dans l’apprentissage émotionnel implicite. Bechara et al. (1995) ont étudié les contributions relatives de l’amygdale et de l’hippocampe dans le conditionnement émotionnel, d’une part, et dans l’établissement de connaissances déclaratives, d’autre part. Observant une double dissociation entre le conditionnement émotionnel et l’encodage déclaratif, ces auteurs proposent que l’amygdale est essentielle pour associer des stimuli sensoriels externes à des réactions émotionnelles, c’est-à-dire des stimulations internes. L’amygdale permettrait donc de créer des associations sensori-émotionnelles (par analogie avec les associations sensori-motrices). L’hippocampe, en revanche, permettrait l’élaboration d’associations entre informations extéroceptives.

De plus, comme cela sera plus largement développé dans le chapitre 4, certains résultats indiquent que l’amygdale permettrait au système cognitif d’évaluer la valeur émotionnelle de certains stimuli sans l’intervention de la conscience. Nous rapportons ici les résultats à l’origine de cette proposition. Whalen et al. (1998) ont montré, en IRMf avec un paradigme de masquage, que l’amygdale était activée en réponse à des visages exprimant la peur, alors que le sujet n’est pas conscient que de tels stimuli lui ont été présentés. Morris et al. (1998) utilisèrent une procédure semblable et obtinrent des résultats comparables : l’amygdale s’activait lors de la présentation subliminale de visages exprimant la peur. Plusieurs expériences réalisées chez des patients blindsight ont également suggéré un rôle de l’amygdale dans l’évaluation non consciente des stimuli émotionnels. Le comportement de « vision aveugle » dont sont capables les patients blindsight pour une classe très restreinte de stimuli s’explique classiquement par l’existence de deux voies visuelles principales, la voie principale rétino-géniculo-striée et une voie allant de la rétine au colliculus supérieur puis au pulvinar, un noyau thalamique. Cette seconde voie serait celle permettant aux patients ayant une lésion du cortex visuel primaire de « voir inconsciemment » certaines propriétés des objets. Les expériences effectuées par de Gelder avec le patient blindsight G.Y. ont indiqué que ce dernier serait capable de catégoriser, dans son champ visuel aveugle, certaines expressions faciales dynamiques émotionnelles, principalement la colère (p.ex., de Gelder, Vroomen, Pourtois, & Weiskrantz, 1999). Ces auteurs ont fait l’hypothèse que cette capacité d’effectuer un jugement émotionnel serait assurée par la seconde voie visuelle, qui impliquerait l’amygdale. Cette hypothèse est renforcée par le fait que LeDoux ait montré l’existence d’une voie directe, chez le rat, reliant le thalamus auditif au noyau latéral de l’amygdale. Comme représenté dans la figure 2.1, la voie possible sous-corticale de l’évaluation émotionnelle non consciente lors d’une entrée visuelle impliquerait donc, dans l’ordre, la rétine, le colliculus supérieur, le pulvinar, l’amygdale et enfin le cortex. Morris et al. (1999) ont obtenu des résultats en imagerie cérébrale chez le sujet normal confirmant cette hypothèse d’une voie colliculus-pulvinar-amygdale. En effet, ces auteurs ont montré qu’une activation du pulvinar et du colliculus supérieur accompagnait celle de l’amygdale droite, suite à la présentation subliminale de visages exprimant la peur. L’importance d’une telle voie dans l’apprentissage émotionnel a également été corroborée par un modèle computationnel connexionniste, anatomiquement contraint, du réseau impliqué dans la peur (Armony, Servan-Schreiber, Cohen, & LeDoux, 1997).

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Fig.2.1. La voie sous-corticale (flèches pleines) censée être engagée dans l’évaluation émotionnelle non consciente impliquerait séquentiellement, lors d’une entrée visuelle, la rétine, le colliculus supérieur, le pulvinar puis l’amygdale. CS : Colliculus Supérieur, CGL : Corps Genouillé Latéral, V1 : Cortex visuel primaire.