L’hypothèse de polarité

L’hypothèse selon laquelle une étape critique de l’évaluation d’une situation émotionnelle consiste à déterminer si celle-ci est agréable ou désagréable est émise par les principaux modèles de l’appraisal en psychologie (p.ex., Frijda, 1987 ; Scherer, 1984 ;  voir Scherer, 1999). Au niveau comportemental, l’hypothèse selon laquelle certains mécanismes émotionnels sont différentiellement sensibles aux situations positives vs négatives (i.e., l’hypothèse de polarité) est notamment motivée par le fait que le comportement typique provoqué par les stimuli positifs vs négatifs est si différent (p.ex., approcher un stimulus positif vs éviter un stimulus négatif, voir CC 8) que différents sous-systèmes pourraient implémenter ces comportements (Davidson, 1995 ; Lang, 1995). Notons que, au niveau cognitif, cette hypothèse est l’objet d’un débat intense depuis les années 1970 qui l’oppose à l’hypothèse alternative de l’existence d’un système unitaire bipolaire selon laquelle les expériences émotionnelles négatives et positives sont les deux extrêmes d’un continuum (sur ce débat, voir Cacioppo, & Bernston, 1994 ; Russell & Carroll, 1999; Watson & Tellegen, 1999). Au coeur de ce débat, se situe la question de l’indépendance entre les émotions positives et négatives. Comme le remarquent, avec regret, Russel et Carroll (1999, p. 3), ‘« Evidence has challenged the bipolar view so often that it now seems on its deathbed, and independance has taken its place as the prevailing assumption’  ». Une telle évolution dans la pensée scientifique a d’ailleurs été soulignée par le National Advisory Mental Health Council américain qui écrivait en 1995 : « ‘while one would ordinarily think that positive and negative emotions are opposites, apparently this is not the case.’  »

Dans l’étude des représentations émotionnelles en mémoire, De Houwer et Hermans (1994) ont proposé que les affects soient stockés en mémoire sémantique et puissent être conceptualisés comme des liens évaluatifs bons ou mauvais (evaluative tag, good or bad) directement liés aux représentations associées. Cette proposition a été avancée pour expliquer notamment les effets de congruence émotionnelle dans des tâches d’amorçage (p.ex., Fazio, Sanbonmatsu, Powell, & Kardes, 1986 ; voir le paragraphe concernant la contrainte CC 5 et Versace, 2002). Une des implications de cette proposition est que tout stimulus perçu par un individu est, au minimum, catégorisé comme « bon » ou « mauvais » pour son organisme. Niedenthal, Halberstadt, et Innes-Ker (1999) ont récemment développé une théorie qui souligne le rôle fonctionnel d’un processus de catégorisation qui se fonderait sur la valeur émotionnelle d’un événement ou d’une situation. La catégorisation selon la réponse émotionnelle (emotional response categorization) est définie comme suit par Niedenthal et al. (1999, p. 338) : « ‘It is the mental grouping together of objects and events that elicit the same emotion, and the treatment of those objects and events as ’the same kind of thing’’  .» Selon ces auteurs (p. 339), certains effets de congruence émotionnelle suggèreraient l’existence de « ‘two superordinate emotional response categories :things that evoke positive feelings and things that evoke negative feelings.’ » Cependant, en s’appuyant sur les résultats d’études utilisant des stimuli liés à des émotions discrètes spécifiques (p.ex., joie, colère, tristesse, peur, et dégoût) plutôt que des stimuli positifs ou négatifs (p.ex., Niedenthal, Halberstadt, & Setterlund, 1997), Niedenthal et al. (1999) ont suggéré que la catégorisation se baserait sur des émotions spécifiques (voir aussi CC 10). Dans ce cas, les mécanismes de catégorisation ne seraient pas polarité-dépendants mais dépendraient d’émotions spécifiques.

Une perspective évolutionniste de la variété des processus attentionnels permet de suggérer l’existence de mécanismes polarité-dépendants. Homo Sapiens vivait (et continue à vivre) dans un environnement dans lequel, pour pouvoir se reproduire, il devait (i) éviter les stimuli négatifs tels que les prédateurs et (ii) rechercher les stimuli positifs telle que la nourriture. Or, ces deux catégories de stimuli différaient largement dans leurs conditions d’apparition : les premiers pouvaient survenir de façon imprévue et devaient être détectés le plus rapidement possible, alors que les seconds étaient activement recherchés. Comme le proposent Öhman, Flykt, et Esteves (2001), les stimuli dangereux seraient détectés de façon pré-attentive par des mécanismes attentionnels guidés par les stimuli alors que les stimuli positifs seraient plutôt recherchés par l’intermédiaire de mécanismes attentionnels guidés par des buts. Ainsi, l’engagement de l’attention exogène et de l’attention endogène dépendrait de la polarité du stimulus.

Pour tenter de déterminer si des mécanismes émotionnels sont polarité-dépendants, un appel au cerveau pourrait être utile si l’on considère qu’un moyen de dissocier des sous-systèmes est de démontrer qu’ils sont implémentés dans des réseaux de neurones distincts (p.ex., dans des hémisphères cérébraux distincts).

Bien qu’un tel appel ait été une priorité de la neuroscience affective depuis son émergence (voir Davidson & Sutton, 1995), les résultas relatifs à l’hypothèse de polarité divergent d’une façon non encore comprise (voir Canli, 1999 ; Davis & Whalen, 2001 ; Sander & Koenig, sous presse). Il nous semble qu’au niveau cérébral, trois corpus principaux de données apparemment contradictoires orientent le débat. Les deux premiers sont relatifs à l’asymétrie hémisphérique et le troisième est relatif au domaine de spécialisation de l’amygdale.

Le premier corpus, que nous présenterons en détail dans la section de ce chapitre concernant l’asymétrie hémisphérique des mécanismes émotionnels (voir aussi la contrainte CN 1), oppose deux modèles à un troisième. Précisément, le modèle d’activation antérieure asymétrique et le modèle de valence soutiennent l’hypothèse de polarité puisqu’ils s’accordent tous deux sur un avantage hémisphérique gauche pour les émotions positives liées à l’approche et un avantage hémisphérique droit pour les émotions négatives liées à l’évitement. En revanche, le modèle de l’hémisphère droit ne soutient pas l’hypothèse de polarité car il suppose un avantage hémisphérique droit pour le traitement des informations émotionnelles positives et négatives.

Le second corpus, que nous passerons en revue également dans la section de ce chapitre concernant l’asymétrie hémisphérique, oppose, d’une part, les prédictions communes présentées ci-dessus du modèle d’activation antérieure asymétrique et du modèle de valence à, d’autre part, un ensemble de résultats qui n’est interprété, à notre connaissance, par aucun modèle. Cet ensemble de résultats, principalement issus d’études en IRMf et en TEP, suggère que certaines structures de l’hémisphère gauche, notamment l’amygdale, soient plus impliquées dans les émotions négatives que leurs homologues droites, contredisant ainsi une des prédictions principales du modèle de valence.

Le troisième corpus oppose l’interprétation classique du rôle de l’amygdale à un ensemble de résultats, principalement issus d’études en IRMf et en TEP. Précisément, les études pionnières chez l’animal (Weiskrantz, 1956), chez le patient cérébrolésé (Adolphs et al., 1995 ; Sprengelmeyer et al., 1999) et en imagerie cérébrale (Irwin et al., 1996) ont suggéré que l’amygdale soit impliquée dans le traitement des stimuli négatifs (p.ex., Irwin et al., 1996), particulièrement liés à la peur (p.ex., Morris et al., 1996) et à la menace (p.ex., Isenberg et al., 1999). De façon cohérente, le fait d’observer, en TEP, une activation amygdalienne en réponse à des photographies négatives, relativement à des photographies positives, mais pas relativement à des photographies neutres a conduit Paradiso et al. (1999) à proposer que l’amygdale soit impliquée dans l’évaluation d’une vaste classe de stimuli négatifs mais pas dans l’évaluation de stimuli positifs. Un tel domaine de spécialisation de l’amygdale a même conduit Öhman et Mineka (2001) à proposer que cette structure soit critique dans l’implémentation d’un module de la peur (a fear module ; voir aussi Zalla & Sander, sous presse). Cet ensemble de résultats indique donc que l’amygdale serait polarité-dépendante, soutenant ainsi l’hypothèse de polarité. Cependant, cette interprétation est incompatible avec un nombre croissant de résultats récents issus de recherches chez l’animal (voir Davis & Whalen, 2001 ; Everitt et al., 2000) et chez l’homme suggérant une implication de l’amygdale dans le traitement de stimuli positifs tels que des visages exprimant la joie (p.ex., Breiter et al., 1996; Gorno-Tempini et al., 2001), des mots positifs (Hamann & Mao, 2002), des photographies positives (Hamann et al., 1999; Hamann et al., 2002; Garavan et al., 2001), des saveurs positives ou même leur attente (O’Doherty et al., 2001 ; 2002), des extraits de vidéos érotiques (Beauregard et al., 2001; Karama et al., 2002), des films induisant l’amusement (Aalto et al., 2002) et les récompenses (voir Baxter & Murray, 2002 ; Small, 2002 ; Zalla et al., 2000).

A notre connaissance, les données impliquant le striatum ventral (p.ex., Kampe, Frith, Dolan, & Frith, 2001 ; Koepp et al., 1998 ; voir Davidson & Irwin, 1999), principalement le noyau caudé (Hamann & Mao, 2002) et le noyau accubens (Breiter et al., 1997 ; Stein et al., 1998) dans le traitement de la récompense, la recherche d’un but positif, et dans les émotions positives plutôt que négatives, sont peu controversées et soutiennent l’hypothèse de polarité (voir aussi Cacioppo, Gardner, & Berntson, 1999). Le rôle du noyau caudé dans les mécanismes de motivation (p.ex., Habib & Poncet, 1988) nous paraît d’ailleurs compatible avec ces résultats.