Evaluation automatique

Il est frappant de remarquer à quel point la problématique liée à l’hypothèse de polarité et celle liée à l’évaluation automatique se rejoignent à la fois dans les théories et dans les paradigmes expérimentaux. Ainsi, les études qui se sont intéressées à l’automaticité des mécanismes évaluatifs l’ont souvent fait en se focalisant sur la polarité. Ceci apparaît clairement chez Hermans, De Houwer, et Eelen (1994 p. 529) qui ont décrit que : ‘«in recent cognitive-representational theories of emotion the concept that organisms are capable of automatically evaluating environmental stimuli/events as good or bad has gained much support.’  » Le thème de l’automaticité des mécanismes polarité-dépendants est également au coeur de notre travail expérimental présenté dans les chapitres 4 et 5.

Des arguments soutenant l’hypothèse d’une évaluation émotionnelle automatique ont émergé principalement du paradigme d’amorçage émotionnel, du paradigme de Stroop émotionnel, du paradigme de simple exposition, du paradigme de conditionnement, d’études en imagerie cérébrale et chez le patient cérébrolésé.

Fazio et al. (1986) ont été les premiers à démontrer un effet de congruence émotionnelle en employant le paradigme d’amorçage émotionnel. Ces auteurs ont montré que, avec un intervalle inter-stimuli (ISI) de 300 ms, le temps nécessaire pour évaluer la polarité émotionnelle du mot cible était plus court si le mot amorce était émotionnellement congruent (i.e., si l’amorce et la cible avaient la même polarité émotionnelle, positive ou négative). Depuis, cet effet a été répliqué dans de nombreuses études et ce paradigme a été utilisé comme outil pour démontrer le caractère automatique de l’évaluation émotionnelle. En effet, un indice d’automaticité a pu être mis en évidence : l’effet d’amorçage émotionnel, obtenu avec un ISI de 300 ms, n’a pas été mis en évidence pour un ISI de 1000 ms; et cela que les stimuli utilisés soient des mots (Fazio et al., 1986; De Houwer et al., 1998) ou des images (Hermans et al., 1994). Il est également intéressant de noter que l’effet d’amorçage émotionnel a tout de même été obtenu en utilisant des tâches dans lesquelles le participant n’était pas invité à juger la valeur émotionnelle des stimuli cibles, mais devait simplement lire le mot (Hermans et al., 1994).

Des résultats provenant d’études utilisant le paradigme de Stroop émotionnel (voir chapitre 5) ont pu montrer que certains patients ayant des troubles émotionnels étaient significativement plus lents pour dénommer la couleur de mots négatifs que pour dénommer la couleur de mots neutres (voir Williams et al., 1996). Ce ralentissement dans le jugement de couleur selon la valeur émotionnelle des stimuli (effet Stroop émotionnel) indique que la valeur émotionnelle a été évaluée de façon implicite. L’effet Stroop émotionnel a également pu être mis en évidence chez le sujet normal (p.ex., McKenna & Sharma, 1995 ; Sharma & McKenna, 2001).

En interprétant l’effet de simple exposition, Zajonc (1980) a proposé que les individus marquent une préférence affective pour les stimuli brièvement présentés qui ne sont pas reconnus. Les stimuli induisant un tel effet sont typiquement des figures géométriques présentées durant un temps extrêmement court (2 à 5 ms) puis masquées.

Les résultats provenant d’études utilisant le paradigme de conditionnement émotionnel convergent également pour suggérer une dissociation entre l’évaluation automatique et l’identification chez l’homme et chez l’animal (voir LeDoux, 1996). Ainsi, Öhman et Soares (1998) ont étudié chez l’homme le conditionnement émotionnel de stimuli liés à la peur et ont montré que les participants étaient capables d’extraire la valeur émotionnelle de ces stimuli alors que ces derniers étaient masqués et non reconnus.

Les études en imagerie cérébrale ont également apporté des arguments importants dans l’étude de l’évaluation automatique. Par exemple, en utilisant une tâche de Stroop émotionnel, Isenberg et al. (1999) ont montré que l’amygdale était plus activée durant la dénomination de la couleur de mots liés à la menace que durant la dénomination de la couleur de mots neutres. L’amygdale a également été activée par des visages émotionnels présents dans le champ attentionnel mais traités de façon incidente. De plus, il a été démontré que l’amygdale répond aux visages non reconnus exprimant la peur alors que ceux-ci ne sont pas pertinents pour la tâche et sont présentés hors du champ de la conscience (Morris et al., 1998b, 1999, 2001a; Whalen et al., 1998) et hors du champ attentionnel spatial (Vuilleumier et al. 2001a). En utilisant la technique d’IRMf événementielle, Morris, Buchel, et Dolan (2001) ont montré que la région ventrale amygdalienne était impliquée dans l’apprentissage émotionnel inconscient dans un paradigme de conditionnement de peur implicite.

Des données issues de l’étude de patients cérébrolésés ayant des troubles de la conscience ont également suggéré l’automaticité de l’évaluation émotionnelle.

Ainsi, le test de patients blindsight a permis de montrer que la discrimination de visages émotionnels (de Gelder, Vroomen, Pourtois, & Weiskrantz, 1999; de Gelder, Pourtois, van Raamsdonk, Vroomen, & Weiskrantz, 2001) et de photographies émotionnelles (de Gelder, Pourtois, & Weiskrantz, 2002) non vues consciemment était possible (voir la contrainte CN3).

De plus, en testant un patient split-brain, qui représente un bon modèle pour dissocier l’évaluation automatique de l’identification, Ladavas et al. (1993) ont montré que le cerveau peut produire des réponses physiologiques sans identification consciente des stimuli émotionnels.

Un autre argument en faveur de l’évaluation émotionnelle automatique vient de l’étude de patients héminégligents. Ainsi, Vuilleumier et Schwartz (2001) ont pu montrer que les stimuli émotionnels négatifs étaient capables de capturer l’attention des patients dans la partie négligée de l’espace (voir aussi Vuilleumier et al., 2002).

Les résultats obtenus par Damasio et son équipe suggérant que certaines prises de décisions sont modulées par les états somatiques qui ont été associés aux différentes alternatives sont également en faveur de l’existence de mécanismes évaluatifs automatiques puisque les états somatiques en question seraient activés automatiquement (hypothèse des marqueurs somatiques, voir Damasio, 1994). Par exemple, l’évaluation émotionnelle automatique pourrait être impliquée dans les mécanismes de prises de décision et permettre de « ‘décider avantageusement avant de connaître la stratégie avantageuse’  » (Bechara, Damasio, Tranel, & Damasio, 1997).

Enfin, deux résultats obtenus par Anderson et Phelps (2001) en testant des sujets normaux et des patients ayant une lésion de l’amygdale ont également contribué au débat sur l’automaticité de l’évaluation. Premièrement, ces auteurs ont observé chez le sujet normal, en utilisant le paradigme de clignement attentionnel (attentional blink), une modulation de l’effet de clignement attentionnel selon la valeur émotionnelle (négative ou neutre) de la seconde cible (T2) à rapporter parmi les distracteurs. En effet, les sujets identifiaient significativement mieux les T2 négatifs que les T2 neutres. De plus, ces résultats chez le sujet normal indiquaient que le degré de facilitation pour les T2 négatifs était plus prononcé lorsque l’intervalle inter cibles (délai entre T1 et T2) était inférieur à 600 ms, condition expérimentale dans laquelle, selon les auteurs, les ressources attentionnelles étaient les plus engagées dans le traitement de T1. Deuxièmement, ces auteurs ont observé que, contrairement aux contrôles, leurs patients présentant une lésion bilatérale ou unilatérale gauche de l’amygdale ne montraient pas d’avantage significatif dans l’identification des T2 négatifs par rapport aux T2 neutres. De plus, dans les conditions avec un intervalle inter cibles inférieur à 600 ms, la patiente SP, présentant une lésion bilatérale, obtenait un score d’identification des stimuli négatifs significativement inférieur à celui des contrôles. Dans l’ensemble, les résultats comportementaux obtenus par Anderson et Phelps (2001) suggèrent qu’une fonction de l’amygdale est d’augmenter la sensitivité perceptive aux événements importants pour l’organisme en rendant ainsi leur évaluation moins dépendante des processus attentionnels. Cette faible dépendance aux processus attentionnels est un argument supplémentaire en faveur de l’existence de processus évaluatifs automatiques.