Modulation de l’activité cérébrale par les contraintes attentionnelles

Le pattern d’activation cérébrale présenté ci-dessus pour la condition d’évaluation explicite a été fortement modulé par les contraintes attentionnelles. En particulier, aucune aire a priori activée par l’évaluation explicite n’a été activée par l’évaluation implicite. Il apparaît difficile de déterminer si les aires activées non attendues sont associées (i) à l’exécution de la tâche attentionnelle sur les bordures ou (ii) au traitement implicite de la valeur émotionnelle des stimuli.

Les activations du cuneus et du gyrus occipital latéral sont interprétés comme reflétant le traitement visuel des stimuli. Nous interprétons l’activation du gyrus précentral comme reflétant les mouvements oculaires que les participants devaient exécuter pour effectuer la tâche de jugement Même/Différent. En effet, l’activation précentrale incluait le frontal eye field qui est la région principale impliquée dans le contrôle oculomoteur (Petit et al., 2001 ; voir Paus, 1996). De plus, il est probable que l’activation du gyrus précentral reflète également le fait que la tâche ait engendré une charge élevée en mémoire de travail (de Fockert et al., 2001).

L’activation du cervelet a été observée dans une large variété de tâches cognitives (voir Cabeza & Nyberg, 2001). Dans notre étude, l’activation cérébelleuse peut être interprétée soit comme évoquée par la tâche soit comme évoquée par les stimuli. La première interprétation est fondée sur le fait que le cervelet est impliqué dans les tâches visuelles avec saccades oculaires (p.ex., Calhoun et al., 2001) et dans les tâches de rotation mentale (p.ex., Parsons et al., 1995). Ces deux composants étaient probablement engagés dans la tâche de jugement de bordures. D’autre part, des études de patients (p.ex., Parvizi et al., 2001 ; Schmahmann & Sherman, 1998) et des études en imagerie cérébrale (p.ex., Aalto et al., 2002 ; Imaizumi et al., 1997) suggèrent un rôle du cervelet dans le système émotionnel, en particulier concernant le composant émotionnel lié au système nerveux autonome (Critchley et al., 2000a). Ainsi, bien que l’interprétation selon laquelle l’activation cérébelleuse ait été générée par la tâche ne puisse pas être écartée, des arguments nous permettent de proposer une implication du cervelet dans l’évaluation émotionnelle implicite. De nouvelles expériences seront nécessaires pour départager ces deux hypothèses.

L’activation du lobule pariétal supérieur peut également être interprétée comme étant évoquée par la tâche ou comme étant évoquée par les stimuli. En effet, le rôle du lobe pariétal dans les tâches visuospatiales est largement documenté (voir Marshall & Fink, 2001) et il est probable que des mécanismes visuospatiaux aient été recrutés pour l’exécution de la tâche de jugement de bordures. Cependant, deux résultats nous conduisent à proposer que cette structure soit impliquée dans l’évaluation émotionnelle. Premièrement, la même région du lobule pariétal supérieur a été activée à la fois par la tâche explicite et par la tâche de jugement de bordures, suggérant ainsi que cette activation est induite par les photographies. Deuxièmement, comme déjà évoquée plus haut, une activation de cette structure a été observée lors de traitements émotionnels (p.ex., Lang et al., 1998; Morris et al., 1998a, 1999). En particulier, Beauregard et al. (2001) ont observé que cette structure était plus activée par le visionnage d’extraits de films érotiques que par le visionnage de films neutres dans une condition au cours de laquelle il était demandé aux sujets d’inhiber l’intensité émotionnelle induite par les films érotiques. Ce résultat est particulièrement intéressant si nous considérons le fait que, dans notre condition d’évaluation implicite, les participants ont probablement essayé d’inhiber l’intensité émotionnelle induite par les stimuli pour augmenter leurs performances à la tâche. De façon cohérente avec les résultats obtenus par Lang et al. (1998) ainsi que par Rämä et al. (2001), une activation du lobule pariétal inférieur a également été observée. De nouveau, les données disponibles ne permettent pas de déterminer si cette activation a été évoquée par la tâche ou par l’évaluation émotionnelle implicite.

Aucune réponse amygdalienne n’a été détectée dans la condition d’évaluation implicite. Cette absence de réponse appelle quelques commentaires. Tout d’abord, notons que, pour les deux conditions, les données comportementales ont montré que les participants répondaient plus lentement lorsque les photographies étaient négatives que lorsqu’elles étaient positives. Ce biais de négativité suggère que, dans la tâche de jugement de bordures, les participants ont évalué les photographies alors que celles-ci n’étaient pas pertinentes pour la tâche. Ce résultat concernant les temps de réponse est cohérent avec de nombreuses données comportementales et d’imagerie cérébrale suggérant que des informations émotionnelles soient accessibles au cerveau humain de façon automatique (voir Musch & Klauer 2002; Öhman & Mineka, 2001). En particulier, les études d’imagerie cérébrale ont révélé que l’amygdale répond aux visages non reconnus exprimant la peur, alors que ceux-ci ne sont pas pertinents pour la tâche et sont présentés hors du champ de la conscience (Morris et al., 1998b, 1999, 2001a; Whalen et al., 1998) et hors du champ attentionnel spatial (Vuilleumier et al. 2001a). L’implication de l’amygdale dans l’évaluation de stimuli non consciemment perçus est également suggérée par des études sur des patients blindsight (de Gelder et al., 1999, 2002; Morris et al., 2001b) et des patients héminégligents (Vuilleumier & Schwartz, 2001b ; Vuilleumier et al., 2002). De plus, il a été montré que le traitement de mots négatifs (Isenberg et al., 1999) et de visages (e.g., Critchley et al., 2000b ; Gorno-Tempini, 2001) qui sont dans le champ attentionnel mais sont traités de façon incidente active l’amygdale. Un processus automatique peut être défini comme un processus qui ne requiert ni intention ni attention, qui peut être actif hors du champ de la conscience même s’il n’est pas pertinent pour la tâche, et qui peut être actif en parallèle à un processus qui est pertinent pour la tâche (pour discussion, voir Bargh & Ferguson, 2000). Si cette définition est adoptée, alors des résultats critiques restent à être obtenus pour démontrer que l’amygdale est impliquée dans l’évaluation émotionnelle automatique. Deux explications peuvent être avancées pour expliquer l’absence d’activation amygdalienne significative dans la session pour laquelle l’évaluation était implicite. Premièrement, il se pourrait que l’amygdale ait répondu aux stimuli émotionnels mais que nos analyses statistiques n’aient pas permis la mise en évidence de cette activation. Rappelons d’ailleurs que l’amygdale a été activée pour les stimuli négatifs à un seuil de P = 0.009 non corrigé. La seconde explication propose que l’absence d’activation significative amygdalienne soit un effet de la tâche. Une telle modulation amygdalienne par un changement dans le traitement cognitif est cohérente avec les résultats d’autres études. Par exemple, Taylor et al. (1998), ainsi que Liberzon et al. (2000) ont rapporté que la réponse amygdalienne aux stimuli négatifs observée dans une tâche d’évaluation avec échelle disparaissait dans une tâche de reconnaissance. De plus, Hariri et al. (2000) ont observé une activation amygdalienne lorsque les participants devaient apparier l’expression émotionnelle d’un visage à celle d’un visage cible, mais pas lorsque les participants devaient choisir un label linguistique pour identifier l’expression émotionnelle d’un visage cible. Beauregard et al. (2001) ont également montré un effet de la tâche sur la réponse amygdalienne en observant une activation lorsque les participants répondaient normalement aux extraits de films érotiques, mais pas lorsqu’ils devaient essayer d’inhiber l’intensité émotionnelle induite par le film.

Il apparaît important de remarquer que l’originalité de la tâche que nous avons utilisée dans la condition d’évaluation implicite par rapport aux tâches utilisées dans les études antérieures (p.ex., Critchley et al., 2000b; Gorno-Tempini, 2001; Gusnard et al., 2001; Isenberg et al., 1999; Lane et al., 1997a; Narumoto et al., 2001; Simpson et al., 2000), concerne deux aspects. Premièrement, la difficulté de la tâche (telle qu’elle est indexée par les temps de réponse relativement longs et le nombre d’erreurs relativement élévé) ainsi que l’activation du gyrus précentral pouvant refléter une charge élevée en mémoire de travail (de Fockert et al., 2001) nous conduit à suggérer que notre tâche de jugement de bordures (décision Même/Différent) nécessitait plus de ressources attentionnelles que les autres tâches utilisées dans lesquelles l’évaluation était également incidente (décision Homme/Femme, décision Intérieur/Extérieur, décision de contour, comptage du nombre d’individus présents dans les photographies, ou dénomination de couleur). Deuxièmement, le fait que les autres tâches requièrent que les participants traitent une propriété particulière des stimuli eux-mêmes rend ces stimuli pertinents pour la tâche et nécessite un niveau de traitement relativement profond. En revanche, puisque notre tâche nécessitait que l’attention sélective soit focalisée sur une partie du stimulus qui n’appartenait pas aux photographies, ces dernières étaient non pertinentes pour la tâche. Cette différence liée à l’objet sur lequel l’attention sélective est basée se révèle cruciale si l’on considère les résultats de O’Craven et al. (1999) ayant montré que porter attention à un attribut d’un objet augmente la représentation neurale non seulement de cet attribut mais également des autres attributs du même objet. Donc, la nature même de la tâche de jugement de bordures et le fait que les stimuli étaient des objets visuellement complexes a pu empêcher le système cognitif de s’engager dans un traitement suffisamment profond pour activer l’amygdale. De façon cohérente, en étudiant les interaction des émotions et de l’attention, Lane et al. (1999) ont observé une activation significative de l’amygdale seulement pour les photographies très intenses dans une condition où les ressources attentionnelles utilisables pour l’évaluation étaient réduites. Selon nous, un tel résultat montrant que l’activation amygdalienne est susceptible d’être modulée en fonction des contraintes attentionnelles suggère que l’amygdale n’implémente pas un processus automatique mais que cette structure évalue les stimuli émotionnels par défaut. En effet, en s’inspirant de l’hypothèse de modulation attentionnelle proposée par Smith et al. (2001) pour expliquer l’activation sémantique en lecture, il nous semble que les données disponibles suggèrent que l’accès à la valeur émotionnelle d’un stimulus est le réglage par défaut (default setting) de l’amygdale. Cette suggestion nécessite d’être testée directement et est cohérente avec la proposition de Hariri et al. (2000) selon laquelle le niveau de traitement associatif qui est implémenté dans l’amygdale peut être modulé par des structures corticales.