Présentation du cas FC

Monsieur FC, ébéniste né en 1936, était âgé de 64 ans lorsque nous l’avons testé. Ce patient droitier est suivi par le Dr Puel depuis 1998. Le motif des premières consultations concernait la présence d’épisodes aigus pseudo-confusionnels marqués par des troubles mnésiques, des hallucinations et des propos incohérents. Les manifestations critiques de type temporal avec absence ont persisté depuis 1998 mais ont diminué suite à un traitement antiépileptique (Depakine). Aucun antécédent neurologique familial n’a été signalé chez FC et ses antécédents personnels concernent une hypertension artérielle ainsi qu’une hypercholestérolémie. Précisons également que suite à un accident de chasse en 1986, de la limaille de fer persiste au niveau du scalp et au niveau des globes oculaires. La présence de cette limaille interdit toute étude en IRM anatomique ou fonctionnelle.

En consultation, les plaintes de FC sont centrées sur ses troubles mnésiques et attentionnels. Il a exprimé à plusieurs reprises sa conviction d’être atteint de la maladie d’Alzheimer. Notons d’ailleurs qu’il n’est pas exclu que ses symptômes ne reflètent une entrée atypique dans une démence de type Alzheimer.

Une consultation du premier trimestre 2001 a été l’occasion pour FC de signaler un élément sémiologique inhabituel qui est à l’origine des expériences que nous lui avons proposées par la suite. Ainsi, il a rapporté, selon ses termes, une hypersensibilité à certains morceaux de musique, principalement l’opéra. Notons que FC n’était pas sujet à ce type de comportement avant 1998, période à laquelle ont débuté les manifestations critiques. De plus, ce patient a expliqué que les émotions générées par ces morceaux de musique, qu’il peut identifier aisément, ne sont pas contrôlables. Ces épisodes émotionnels irrépressibles induits par la musique ne sont pas désagréables et conduisent généralement FC à pleurer. Signalons que lors des entretiens cliniques il est apparu que, en plus de l’existence de ces bouffées émotionnelles, ce patient fait preuve d’une indéniable sensibilité artistique.

Monsieur FC a fait depuis 1998 l’objet d’une série d’évaluations neuropsychologiques classiques et d’investigations neurologiques.

Ainsi, les évaluations neuropsychologiques à l’aide de tests standardisés ont révélé des manifestations déficitaires sur le plan de la mémoire (au test de Grober & Buschke), des fonctions exécutives (au test de Wisconsin et à la double tâche de Baddeley) et du système attentionnel (au Trial Making Test).

Les investigations neurologiques des grandes fonctions sensorielles et motrices n’ont pas révélé de troubles. De plus, la réalisation d’un EEG en milieu hospitalier après privation de sommeil n’a pas permis de mettre en évidence d’anomalie critique.

En revanche, une exploration fonctionnelle du débit sanguin cérébral au repos réalisée en TEP a pu mettre en évidence une anomalie. En effet, comme visible sur la figure 6.1, une hyperperfusion relative bilatérale limitée à l’amygdale est observée en situation de repos.

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Fig 6.1 Mise en évidence en TEP de l’hyperperfusion amygdalienne du patient FC

Nos hypothèses relatives au système cognitif normal nous ont conduits à nous intéresser aux dysfonctionnements chez FC. Plus précisément, nous avons testé chez ce patient lors d’une étude comportementale nos hypothèses concernant 1) l’implication de l’amygdale dans l’évaluation implicite et 2) un engagement plus marqué de l’amygdale dans l’évaluation de stimuli négatifs que positifs.

Nous avons posé une première hypothèse concernant FC sur la base des données suivantes :

  • les données d‘imagerie cérébrale qui suggèrent l’implication de l’amygdale chez le sujet normal dans l’évaluation émotionnelle implicite (p.ex., Isenberg et al., 1999 ; Morris, Buchel et al., 2001 ; Morris et al., 1998 ; Whalen et al., 1998) ;

  • les données comportementales (de Gelder et al., 1999 ; 2001) et d’imagerie cérébrale (Morris, de Gelder et al., 2001) chez le patient blindsight qui suggèrent que l’évaluation émotionnelle non consciente s’effectue chez le sujet normal par une voie sous-corticale impliquant l’amygdale (voir aussi pour discussion Petrides, 2001) ;

  • les données comportementales qui suggèrent un déficit dans l’évaluation émotionnelle implicite chez le patient ayant une lésion bilatérale de l’amygdale (Adolphs et al., 1998 ; Adolphs & Tranel, 1999 ; Anderson & Phelps, 2001) ;

Sur la base de ces résultats suggérant une évaluation implicite normale chez des sujets ayant une activité normale de l’amygdale (i et ii) ainsi qu’une hypoévaluation implicite chez des sujets présentant une hypoactivité de l’amygdale (iii), nous avons posé l’hypothèse d’une hyperévaluation implicite chez le patient FC qui présente une hyperactivité de l’amygdale.

Notre seconde hypothèse concerne la polarité-dépendance du mécanisme évaluatif implémenté dans un réseau incluant l’amygdale. Bien qu’un nombre croissant de résultats suggèrent l’implication de l’amygdale dans l’évaluation de stimuli positifs (p.ex., Hamann et al., 1999 ; Hamann & Hui, 2002 ; l’Expérience 2 de ce manuscrit), les résultats dominant dans la littérature proposent que cette structure soit plus impliquée dans l’évaluation des stimuli négatifs que positifs (voir p. ex., Öhman & Mineka, 2001). Dans ce contexte théorique, nous faisons l’hypothèse d’une hyperévaluation émotionnelle plus marquée pour les stimuli négatifs que positifs chez FC. Notons que cette hypothèse est guidée par la littérature et non par la clinique car les émotions irrépressibles dont le patient FC est l’objet sont décrites par le patient comme agréables.

Un intérêt supplémentaire de cette expérience était de tester le domaine de spécialisation de l’amygdale en utilisant des stimuli lexicaux. En effet, les mots écrits peuvent être considérés comme des stimuli émotionnels dont la représentation visuelle n’est pas évolutionnairement saillante.

Pour tester ces deux hypothèses, le paradigme de Stroop émotionnel a été adapté. Ce paradigme est une variante de la tâche classique développée par Stroop (1935). Dans cette tâche, il est typiquement demandé aux participants de dénommer la couleur de l’encre avec laquelle une suite de lettres est écrite. L’effet Stroop classique est le suivant : les participants sont plus lents si les suites de lettres forment des mots désignant des couleurs non congruentes avec l’encre (p. ex., le mot « bleu » écrit en jaune) que si les suites de lettres n’ont pas de signification (p.ex., « xxxx » écrit en jaune ; voir MacLeod, 1991) ou représentent des mots ne désignant pas de couleurs. Ainsi, ce paradigme permet d’étudier la façon dont des informations non pertinentes pour la tâche interfèrent avec les processus engagés dans la tâche. Le paradigme classique de Stroop a été modifié dans le but d’étudier si les mots émotionnels peuvent produire des interférences. Ce paradigme, dit « de Stroop émotionnel », a semblé particulièrement indiqué pour étudier l’automaticité de l’évaluation émotionnelle chez FC car les résultats de la littérature suggèrent que l’effet de Stroop émotionnel n’est pas sensible aux stratégies des participants (voir Williams, Mathews, & MacLeod, 1996). Remarquons que ce paradigme a été principalement utilisé dans le champ de la psychopathologie dont un objectif majeur était de déterminer, dans une population clinique donnée, quel type de stimuli est pathogène. Ainsi, les résultats principaux des études dans ce champ ont révélé que certains patients ayant des troubles émotionnels, principalement l’anxiété, les crises de panique, les phobies, les troubles obsessionnels compulsifs, les troubles post-traumatiques et la dépression étaient significativement plus lents pour dénommer la couleur de mots négatifs que pour dénommer la couleur de mots neutres (voir Williams et al., 1996). Ce ralentissement dans le jugement de couleur selon la valeur émotionnelle des stimuli est appelé « effet Stroop émotionnel ». L’hyperperfusion amygdalienne de FC nous a conduits à prédire une interférence de la valeur émotionnelle des mots avec le jugement de couleur chez ce patient entraînant ainsi l’apparition d’un effet « Stroop émotionnel ». Considérant l’intervalle inter-essais utilisé, nous n’avons pas prédit d’interférence chez le groupe contrôle (voir discussion). D’autre part, la polarité-dépendance présumée de l’amygdale nous a conduits à prédire chez FC une interférence plus importante pour les stimuli négatifs que positifs.